Shteyngart est un romancier américain d’origine russe (il est arrivé aux USA à l’âge de sept ans) qui se complait dans des univers aussi déjantés qu’inquiétants, maniant l’humour et la dérision comme des armes redoutables pour mieux nous piéger au sein de son espace romanesque multidimensionnel.
Ici, sans que jamais la date ne nous soit communiquée, nous comprenons que nous sommes quelque part dans notre siècle où l’on se souvient à peine des trois derniers présidents américains, histoire de rabaisser les prétentions de ceux qui espèrent marquer à jamais l’Histoire. Le monde y est devenu hyper-communiquant. Vivre sans son smartphone devenu un rigolo « äppärät » y est impossible. Grâce à lui, chacun connaît tout sur tout le monde y compris, son taux de sociabilité, de masculinité ou féminité, son compte en banque et donc, selon l’auteur, aussi et surtout son taux de « baisabilité ».
L’information se déverse à flots continus sur une population qui tend plus à communiquer virtuellement que réellement d’autant que les occupations professionnelles y sont omniprésentes. Bref, un monde devenu l’extension probable de celui dans lequel nous vivons si nous n’y prenons pas garde.Dans ce monde hyper-technologique et inquiétant se meut un homme, Lenny, un peu à la traîne. Il n’est ni séduisant, ni très riche bien qu’aisé, ni hyper-connecté ni hyper-efficace. Il vit sous la protection d’une sorte de gourou dont le pouvoir et la fortune tiennent au fait qu’il a conçu produits et processus pour conserver une jeunesse quasi éternelle. Lui-même, alors qu’il a soixante-dix ans, en paraît trente de moins et Lenny est chargé de refourguer le tout aux plus riches de la planète. Sans grand succès ce qui lui vaut un retour peu glorieux dans une Big Apple qui se désagrège, faute d’argent, sous la menace d’une guerre avec le Vénézuela et sous perfusion chinoise.
Car, histoire de bien pointer du doigt le monde vers lequel nous nous dirigeons à grande vitesse si rien n’est fait pour le changer, les plus fortunés ne sont plus américains mais chinois et nord-européens. L’Amérique vit sous l’abondance financière d’une Chine toute puissante cependant que l’Europe a éclaté donnant une minorité d’entités très riches et une majorité d’autres très pauvres. Un déséquilibre qui menace de s’effondrer à tout moment et dont la chute nous sera contée d’ailleurs avec un réalisme et un cynisme qui sont l’une des grandes réussites de ce roman d’anticipation aussi pessimiste que drôle.Dans ce monde à la dérive, Lenny va faire la rencontre improbable de Eunice, une jeune femme de vingt ans sa cadette dont la beauté renversante lui vaut un taux de baisabilité au maximum. Mais une femme aussi fragile sentimentalement et psychiquement qu’elle est belle.
C’est l’histoire de ce couple, après leur rupture – issue sur laquelle l’auteur ne laisse planer aucun doute dès le début -, que va nous conter Lenny. Un couple qui se déchire en tentant de réparer d’irréversibles dégâts de l’enfance dans un amour aussi passionné que déraisonnable. Un couple qui devient le symbole d’un monde qui s’effondre et dont la spirale de la destruction n’est rien d’autre que le reflet de l’auto-destruction de notre monde actuel ou plutôt de celui vers lequel nous nous acheminons lentement mais sûrement. Comme toujours, seuls les cyniques, les opportunistes et ceux dont la morale est la plus flexible s’en sortiront tandis que les petits et sans grades ne cesseront de rétrograder en qualité de vie, l’élite d’hier devenant la populace prolétarienne de demain, la main-d’œuvre servile des profiteurs et de ceux devenus les nouveaux maîtres d’une planète en voie d’épuisement.
Sans atteindre une sorte de génie, ce livre impressionnera tout de même par son souffle, la force de sa vision, la cohérence d’un propos qui nous dépeint un futur aussi probable que peu désirable, sa capacité à faire coexister la déliquescence d’une histoire d’amour devenue le miroir de la déliquescence d’une société cynique, déshumanisée et brutale. Une super drôle et triste histoire d’amour au fond.Publié aux Editions de l’Olivier – 2012 – 410 pages