Ananda Devi est une romancière, par ailleurs anthropologue,
native de l’Ile Maurice. Elevée dans la tradition indienne, elle est fascinée
par ce sous-continent, la richesse de sa culture, sa gloire éteinte et son
histoire millénaire. Voir ici la très
bonne interview pour mieux la connaître. « Indian tango » est son dernier roman, paru en
2007.
C’est un roman exigeant, troublant, qui mérite une attention
soutenue faute d’en perdre le fil et de ne pas comprendre le jeu subtil voulu
par l’auteur. C’est un roman sur la féminité, sur la difficulté d’être une
femme au sens complet, occidental, du terme dans une société engoncée dans un
système de castes et où la place des femmes est avant tout celle d’enfanter et
de servir humblement époux et enfants.
C’est aussi un
roman qui se joue du temps et met aux prises la pensée, les émotions, les fantasmes
et les projections de deux personnages qui s’observent à distance. Un temps
condensé sur deux mois de cette année 2004, deux mois d’élection nationale dans
un pays qui a du mal à comprendre le retour de l’Italienne, Sonia Ghandi. Deux
mois que nous allons parcourir en d’incessants allers-retours entre un avant
fidèle reflet de la vie d’une femme quelconque d’une caste supérieure et un
après remis à plat par la découverte de sa propre féminité, d’une sensualité
dont elle ignorait tout.
Subhadra a cinquante deux ans. Elle vit sans joie dans un
appartement de Dehli toute entière consacrée d’une part à un mari qui l’observe
à peine et satisfait presque quotidiennement à son devoir conjugal sans se
soucier de sa partenaire, d’autre part à une belle-mère acariâtre. Une
belle-mère qui n’a de cesse que d’entraîner Subhadra dans le pèlerinage traditionnel
des femmes ménopausées, histoire de hâter ce flétrissement qui ne vient pas et
de tenir définitivement sous sa coupe une belle-fille bientôt incapable
d’encore enfanter.
Subhadra est fascinée par une cithare magnifique qu’elle
admire régulièrement dans la devanture d’une boutique dont elle n’ose franchir
le seuil. Un personnage, l’écrivain narrateur, tombe sous le charme de cette
contemplation qu’il partage et va voir en cette femme quelconque, sans charme,
usée, une cithare symbolique dont les cordes ne demandent qu’à être jouées par
des mains expertes. Commence alors de longs cheminements dans une ville
chaotique, crasseuse et poussiéreuse, embourbée et impraticable en temps de
mousson, afin de suivre à distance cette femme en vue de la séduire. Un cheminent
hallucinatoire, à l’image du pays et des pulsions qui habite le narrateur.
Au fur et à mesure que cette séduction à distance prend ses
marques, franchit de petites étapes, le corps de Subhadra va se réveiller et
avec lui, ses peurs, ses refoulements et ses angoisses. Commence une lutte
contre soi-même, contre la tradition en même temps qu’une profonde
interrogation sur elle-même. Une interrogation qui se nourrit de la résistance
aux pressions familiales et la pousse à penser en tant qu’être indépendant,
ayant son libre arbitre.
Là où le roman bascule et saisit le lecteur qui met du temps
à comprendre, c’est lorsque l’écrivain-narrateur devient, Ananda Devi
elle-même, et que celui que l’on prenait pour un séducteur se révèle être une
séductrice fascinée par le personnage de son roman. Une étrange fascination
réciproque s’installe, s’accélère jusqu’à l’impensable pourtant inéluctable.
Le roman est assez fascinant, se fond dans une Inde touffue,
complexe et souvent repoussante. Il puise une part d’hallucination dans les
références religieuses, dans la très grande proximité entre le monde des hommes
et celui des Dieux dont le comportement n’est autre que notre propre caricature.
Tous souffrent, tous sont la proie d’eux-mêmes et de leurs passions. Toutefois,
le roman ne pourra séduire que les amoureux de belles lettres et les lecteurs
qui acceptent que des fantasmes discursifs tordent le cou à toute linéarité
synonyme d’occidentalité. Il en résulte un livre grave, troublant et
merveilleux à la fois.
Publié aux Editions Gallimard – 2007 – 195 pages