Les lecteurs assidus de Cetalir savent que nous considérons
Murakami comme l’un des auteurs majeurs des XX et XXI ème siècle au Japon. Cet
écrivain possède une étonnante capacité à imaginer des mondes qui lui sont
propres, presque toujours à la lisière du réel et du conte fantastique. Des
mondes où les personnages mis en scène sont poussés à leurs extrêmes limites,
doivent faire face à des situations effroyables et stressantes dont ils
ressortiront en général transformés et grandis.
« La fin des temps » n’échappe en aucune façon à
la règle mais innove dans la façon dont Murakami décide de construire son
fascinant récit. L’épais roman est en effet invariablement édifié sur
l’alternance de chapitres qui se déroulent dans deux mondes apparemment
parallèles et dont nous allons peu à peu découvrir ce qui les relie, en dépit
de toute logique première.
De longs chapitres qui constituent l’ossature de l’ouvrage
alternent avec de brefs chapitres, oniriques et étranges, dont il semble qu’ils
se déroulent dans un monde imaginaire. Progressivement, on comprend que ces
derniers s’alimentent des premiers jusqu’à influencer le déroulement même d’une
action qui se passe dans le monde réel.
Les longs chapitres mettent en scène un jeune homme d’une
trentaine d’années. Comme presque toujours chez Murakami, ce personnage central
semble un peu falot. Il travaille peu, vit seul suite à un récent divorce,
multiplie les aventures sexuelles sans lendemain et ne paraît pas vraiment
enraciné dans la société moderne nippone. Employé par une mystérieuse
entreprise informatique qui semble superviser le monde, sa vie va basculer
lorsqu’il lui sera demandé de protéger et d’encoder des programmes
ultra-sensibles mis au point par un vieil homme retiré dans un improbable
laboratoire souterrain.
Du jour au lendemain, il devient la proie de pirateurs
informatiques qui cherchent à s’emparer de son travail, saccagent son
appartement et lui ouvrent le
ventre sans provoquer délibérément de blessures profondes. Aidé par la jeune
nièce de dix sept ans du vieil homme, ronde et toute de rose vêtue, obsédée par
le désir de se faire dépuceler par notre homme, il va se lancer dans une course
qui nous emmène dans les sous-sols toyoïtes où les dangers sont omniprésents et
multiples. Il s’en suivra des chapitres haletants et moites où des créatures mi
hommes mi poissons n’auront de cesse que de chercher à dévorer nos deux jeunes
fuyards.
Intercalés entre chaque chapitre, de courtes scènes se
déroulent dans un monde réduit à une cité fantomatique. Une ville cernée de
murailles infranchissables, dans laquelle les habitants ont tous renoncé à
leurs ombres, restées en dehors, jusqu’à leur mort, sous la surveillance d’un
gardien commis à cet effet. Une cité dans laquelle paissent paisiblement des
licornes qui meurent en grand nombre des hivers rigoureux et mettent bas le
nombre identique de jeunes bêtes au printemps revenu.
Quels liens existent-ils entre ces deux mondes ? Qui
est le liseur de rêves, cet homme triste à qui on a crevé les yeux, qui tente
de décoder les images restées imprimées dans les crânes des licornes pieusement
conservés ? Pourquoi le fuyard terrestre s’est-il vu remettre une copie de
crâne de licorne par le vieux savant à moitié fou ? Quelle place l’amour
tient-il dans notre vie et quelle en est la capacité rédemptrice ? Peut-il
exister un monde intérieur déconnecté de notre vraie vie ? Telles sont,
entre autres, les multiples questions que ce roman, récompensé par le Prix
Tanizaki, abordent à sa façon, c’est-à-dire avec l’intelligence, la puissance
imaginaire, la pointe d’ironie et la finesse qui caractérisent Haruki Murakami
ici au sommet de son art.
Vivement recommandé par Cetalir.
Publié aux Editions Seuil – 1992 – 560 pages