Que faut-il voir avec ce best-seller inattendu écrit par un
jeune Normalien en Sciences Sociales de vingt ans ? Un règlement de compte
familial et personnel ? Une dénonciation politique des dominants sur les
dominés ? Une attaque contre la pensée raciste et sexiste sur fond
d’extrêmisme ? Ou bien un simple roman ?
C’est en fait de tout cela à la fois qu’il s’agit car, de
son histoire personnelle (Edouard Louis ne s’en cache pas : Eddy
Bellegueule, c’est bien lui), il fait un roman. Dès lors, inutile d’enquêter
sur place, dans ce village de Hallencourt en Picardie, où des hordes de journalistes
à la recherche de sensationnel ont cherché à vérifier, recouper ou, plus
croustillant, dénoncer les propos d’Eddy Louis (si j’ose dire). C’est oublier
que l’espace romanesque se nourrit inéluctablement de l’expérience personnelle.
Bon, ici, c’est à dose massive sans qu’il s’agisse toutefois d’un récit
autobiographique.
Voyons-y, comme le déclare son jeune auteur d’ailleurs, une
forme de catharsis, un moyen de couper les ponts définitivement avec une
famille avec laquelle il ne se sent aucune attache parce qu’elle n’a pas su
comprendre sa différence et lui a valu d’être considéré, vu et traité comme un
« sale pédé » au point de devenir l’objet sexuel des fantasmes
sadiques d’un cousin plus âgé bien content de laisser libre cours à ses
pulsions perverses.
Dans ce roman au souffle certain, écrit d’une plume trempée
dans le fiel, c’est avant tout d’une critique sociale dont il est question.
Celle d’une société où le pouvoir des dominants renvoie les dominés de la
classe ouvrière vers la misère, l’exclusion, le chômage et son lot de
consolation, l’alcoolisme comme dérivatif évident parce qu’à portée de main.
Dès lors, il faut un miracle pour s’en sortir : celui d’un cadeau
génétique inespéré (l’intelligence ou le talent à condition qu’un éducateur ou
un tiers ait su le détecter ce qui fut le cas d’Edouard Louis) sinon c’est
l’abrutissement, la descente aux enfers vers la tangente invisible entre le
monde bestial et celui des bas-fonds gordiens.
Au-delà du cri de son auteur, il conviendra de garder cela
en-tête lui qui, à vingt ans, a mené un travail approfondi de recherche sur le
sociologue Pierre Bourdieu sur le thème de « l’insoumission en
héritage ». Un sujet en forme d’histoire personnelle comme « En finir
avec Eddy Bellegueule » (et c’est bien la proposition « en
finir » qui exprime cette idée de révolte, de fuite déterminée, de volonté
de ne pas se soumettre à la dictature de l’atavisme familial, du déterminisme
social programmé) en témoigne.
Publié aux Editions Seuil – 2014 – 220 pages