Avec son talent
habituel, Paul Auster fait de nous, lecteurs rencontrant ce livre par hasard ou
non, les découvreurs d’un manuscrit précieux. Celui d’une longue, très longue
lettre de plus de deux-cent-cinquante pages, écrite par une jeune femme à un
ami. Une lettre rédigée dans l’un des rares cahiers dénichés dans ce pays
qu’elle est allée rejoindre, impétueuse et insouciante, à l’âge de dix-neuf ans
pour retrouver son frère journaliste, disparu depuis des mois sans avoir laissé
aucune nouvelle. Une lettre que rien ne garantissait ni d’être lue un jour, ni d’arriver
à une quelconque destination car là où elle a été écrite, l’apocalypse règne.
Dans ce pays
anonyme, il semble encore possible d’entrer mais presqu’impossible d’en sortir.
Ce pays sans nom pourrait être n’importe quelle région du monde actuel soumis à
de telles tensions que l’explosion semble imminente. Les seules traces encore
visibles d’un monde moderne, plus ou moins organisé et socialement fréquentable
que nous connaissons sont les noms de rue faisant explicitement référence à de
grandes capitales (Paris, Londres, Pékin etc…) et de rarissimes automobiles
jalousement protégées par leurs propriétaires. Histoire de nous faire
comprendre que cet apocalypse anonyme est universel et virtuellement à nos
portes.
Pour le reste,
tout n’est qu’auto-destruction car il n’est plus ici question que de survie.
Les immeubles ont été ravagés par quartiers entiers, une immense partie de la
population vit dehors affamée, agressée par les températures glaciales ou étouffantes.
Pour survivre, il faut être capable de tout, de se faire ramasseur d’excréments
devenus marchandise précieuse ou charognard en quêtes de cadavres, rebus
humains transportés vers les centrales énergétiques dont elles sont l’unique
combustible.
Quand tout n’est
que violence, chaos, explosions quotidiennes, menaces de guerre continues,
quand l’Etat n’est plus ou, au moins, de façon stable, quand l’humain redevient
l’animal libéré du contrôle social, alors quel sens donner à sa vie ?
C’est la question fondamentale qu’adresse ici Paul Auster.
Certains
choisiront le suicide sous des formes terrifiantes, d’autres le marché noir,
d’autres encore l’agression de tout ce qui se présente. La plupart subiront et
tomberont, à plus ou moins brève échéance. Mais pour Anna Blume et quelques
êtres rares et précieux qu’elle va rencontrer, c’est la volonté de se vouer aux
autres, même si l’on sait que c’est sans espoir et sans solution, la volonté de
continuer de regarder les autres comme des humains en proie au désespoir qui
permet de tenir avec comme unique projet d’avoir la chance de vivre encore un
jour de plus.
On peut lire ce
livre comme un récit apocalytique par celle qui porte les deux premières
lettres d’un alphabet d’un monde en cours d’effondrement total. Un alphabet qui
disparaît au fil des livres brûlés comme combustible ou par volonté de
bestialiser plus encore ceux qui n’ont pas fini par crever. Mais la façon dont
l’auteur laisse la porte ouverte à toutes les options à la fin du livre et le
fait que le journal soit parvenu à quelqu’un, artifice qui nous permet d’en
être le lecteur, me fait plutôt voir ce superbe roman comme le signe que tout
reste possible même lorsque le pire est là.
Chaque lecteur ne
pourra qu’être immédiatement touché par ce livre bouleversant, si terrible et
humain à la fois et, comme toujours avec Paul Auster, écrit dans une langue où
la douceur enrobe comme un sucre empoisonné une horreur fatale, totale dont il
semble impossible d’échapper. Assurément un des grands romans de l’auteur.
Publié aux
Editions Actes Sud – 1989 – 267 pages