Les lecteurs attentifs d’Aharon Appelfeld n’auront pas
manqué de noter que Valérie Zenatti en est la traductrice fidèle et accomplie.
Passer du statut de traductrice à celui de romancière n’est pas chose aisée.
Après s’être dissimulée derrière les mots d’un autre, voici le temps venu de
s’exprimer par soi-même, de prendre tous les risques. Depuis 2002, Valérie
Zenatti s’y est essayée de façon discrète tout en rencontrant un réel succès
avec son livre « Une bouteille dans la mer de Gaza » publié en 2005.
Sélectionné pour le Prix des Libraires en Seine, son dernier
roman, « Jacob, Jacob », se veut comme une sorte de cri étouffé par
la distance du temps. Une double répétition d’un pronom lourdement porteuse de
sens. Car Jacob fut d’abord le pronom d’un autre enfant, un grand frère mort à
trois ans avant que d’être donné à celui qui le porte désormais, devant vivre
avec cet héritage familial à moitié caché. Du coup, il aurait pu être difficile
de se faire une place, de mériter sa propre existence qu’on aurait pu croire
volée à un autre que l’on ne connaîtra jamais.
Mais non, Jacob Melki est un jeune homme de dix-huit ans que
tout le monde admire. Juif de Constantine, il est beau comme un cœur, chante
merveilleusement et fait l’admiration de ses professeurs et celle de toutes ces
femmes, mère, tante et cousines avec qui il partage un appartement où deux
familles s’entassent sous l’autorité ombrageuse de patriarches toujours prêts à
cogner ou à hausser la voix pour se faire respecter.
Cependant, en cet été 1944, le lycée terminé, le temps est
venu de la conscription. Alors, comme tous les autres jeunes gens de son âge,
Jacob va se retrouver dans une sorte de fraternité au départ subie puis
intensément vécue auprès de camarades conscrits arabes, français ou juifs comme
lui. Celle de l’armée républicaine. Celle qui, une fois les classes rapidement
bouclées, va envoyer ses contingents de recrues constituer la toute nouvelle
1ere Armée du Maréchal De Lattre de Tassigny chargée de reconquérir la France.
Finie l’insouciance. Finie la jeunesse. La plongée dans le
monde des adultes et ce qu’il a de plus brutal, de plus bestial aussi est aussi
intense qu’absolue. Jacob parcourra toute la France du débarquement en Provence
jusqu’en Alsace, participant à tous les combats. En quelques mois, il
découvrira toutes les émotions, toutes les peurs, toutes les peines, les rares
joies aussi qu’une vie est susceptible d’apporter. Il tuera pour ne pas être
tué. Il verra tomber ses camarades avant de tomber lui aussi, victime aléatoire
comme des millions d’autres.
Comme nous le montre Valérie Zenatti dans la denière partie
de son roman travaillé et d’une écriture à la rage contrôlée, cette jeunesse
algérienne fauchée qui constitua une partie des bataillons libérateurs fut le
point de départ de ce qui allait aboutir à l’indépendance de l’Algérie, une
vingtaine d’années plus tard. Après avoir vécu ensemble pendant un siècle,
juifs, colons français et arabes se déchirèrent et s’entretuèrent dans une
nouvelle guerre qui n’eut juste qu’à changer de génération.
Valérie Zenatti signe ici un joli livre qui devrait lui
valoir la reconnaissance d’être non seulement une traductrice émérite mais une
femme de lettres qui tient sa place dans le paysage littéraire français.
Publié aux Editions de l’Olivier – 2014 – 166 pages