Ce n’est qu’assez
récemment que l’on a commencé à découvrir timidement l’œuvre de David Vogel, un
auteur en langue hébraïque qu’Aharon Appelfeld considère comme l’un des auteurs
majeurs du XXème siècle.
Il faut dire que la vie
de Vogel fut tourmentée. Né dans une petite ville de l’actuelle Ukraine en
1891, il sera exposé à un brassage de langues et de cultures. Installé à
Vilnius, il émigrera d’abord à Vienne puis s’installera à Paris, après être
passé entre autres par la Palestine, où il sera arrêté pour être ensuite déporté
à Auschwitz et y mourir en 1944.
Retrouvé par hasard dans
un fond de manuscrits d’auteurs en langue hébraïque à Tel Aviv en 2010,
« Romance viennoise » vient de faire l’objet d’une traduction et
parution en langue française aux Editions de l’Olivier.
Inspiré de la propre
expérience de l’auteur qui avait vécu une relation adultère avec une femme
mariée dans sa jeunesse à Vienne, « Romance viennoise » nous met sur
les traces et nous plonge dans la vie d’un jeune homme de dix-huit ans tout juste
arrivé de Pologne et venu s’abreuver et s’étourdir, pour apprendre la vie et la
dévorer à pleines dents, dans ce qui est alors la capitale européenne
artistique et intellectuelle de ce début du vingtième siècle.
Ce qui caractérise ce
jeune homme, outre sa soif de vivre, est une indéniable intelligence, doublée
d’un sens aigu de l’à-propos et de la répartie et d’une capacité à observer et
à absorber. D’abord plus ou moins pris en charge par une petite communauté
juive qui réunit artistes ratés et paumés en tous genres (un ténor héroïque
sans voix, un anarchiste déprimé, une cohorte d’alcooliques de toutes sortes
etc… ), il sera repéré par l’un des hommes les plus riches de la capitale. Doté
d’une pension et d’ambitions aussi énormes que mal définies, il part à la découverte
d’un monde dont il ignore tout.
Beau comme un jeune dieu,
il fera bien vite la conquête de sa logeuse, une encore belle et assez jeune
femme mariée à la sensualité dévorante et qui s’ennuie fort d’un mari épousé
trop jeune. En même temps qu’il découvre l’abîme et les limites d’une passion
jalouse et de plus en plus vorace, il multiplie les contacts avec la grande
bourgeoisie et l’aristocratie d’un monde qui n’a pas encore été ravagé par deux
conflits mondiaux.
En même temps que le
jeune homme apprend, à marche forcée, brûlant les étapes, à passer du stade
d’un adolescent doué mais inculte à celui d’un homme fait, brillant et
séducteur, la jeune fille de seize ans de sa logeuse s’éveille progressivement
à l’amour, entraînant le jeune homme dans une nouvelle aventure dont les
conséquences pour tous pourraient être encore bien plus considérables.
David Vogel se démarque fortement
avec ce roman des auteurs hébraïques de son temps plus soucieux de commenter la
Bible et de commettre des ouvrages « politiquement corrects » que
d’œuvres de création. Ici, il nous plonge dans la vraie vie. Celle d’une ville
où son personnage principal fait le lien permanent entre deux mondes, celui
d’où il vient et qu’il entend quitter et celui où il travaille à trouver sa
place jouant des atouts qui sont les siens. Un monde dans lequel l’honnêteté
compte pour peu car il vaut mieux être plus malin que les autres pour arriver à
ses fins. Un monde où la douleur infligée aux autres importe peu si elle se
traduit en avantages égoïstes et satisfaction de pulsions. Un monde qui tisse
inéluctablement son auto-destruction à force de cupidité, de fatuité,
d’inégalités de plus en plus insupportables. Un monde en pleine agitation.
Bref, un monde qui, bien que séparé du nôtre de cent ans, ressemble fortement à
celui dans lequel nous nous débattons et dont les soubresauts n’annoncent rien
de bon. Fort d’une langue au pouvoir érotique certain, Vogel commet un roman
d’une grande modernité et quelque peu en avance sur son temps.
Publié aux Editions de l’Olivier
– 2014 – 317 pages