Au bout d’un chemin où peu s’aventurent, existe un petit
hameau qui porte le nom de Morne-Galant. Un trou perdu en Guadeloupe dans les
années 40 que les locaux ont surnommé « Là
où les chiens aboient par la queue » tellement il semble abandonné de
tous et de tout. C’est là que vit la famille Ezechiel, une petite tribu issue
du mariage d’Hilaire, un géant bagarreur, joueur et beau parleur, une figure
régionale avec une Bretonne morte en couches.
L’aînée de la fratrie est une grande bringue toujours mal
attifée et dotée d’une paire de panards gigantesques. Une fille à la langue
bien pendue et qui ne s’en laisse pas conter que tout le monde surnomme
Antoine. Car, pour tromper les esprits, il faut toujours avoir deux noms :
l’officiel (Appolone ici) et celui d’usage. C’est Antoine que nous allons donc
suivre depuis son adolescence jusqu’à son lit d’hôpital, la vieillesse venue et
avec elle la mort prochaine.
La vie d’Antoine est un véritable roman qui colle à
l’histoire de la relation difficile entre les Antilles et la métropole. Dans
les années 40, c’est la douceur de vivre qui prime. Grâce aux cultures de canne
à sucre et de banane, l’île ne connaît pas le chômage si l’on est un homme prêt
à vendre ses muscles pour un peu d’argent. Pour les femmes, c’est le mariage ou
la fuite. Antoine, rétive à tout mariage, choisira très tôt la fuite.
Débrouillarde et entreprenante dans l’âme, elle vivra de trafic de diamants
avant de monter un magasin.
Puis, quand la situation économique se retournera et que les
violences urbaines entraîneront de brutales répressions policières et
militaires, Antoine et ses frères et sœurs, comme tant d’autres, choisiront de
quitter l’île anciennement paradisiaque, ses coutumes, ses nombreux
arrangements, sa culture ambivalente entre modernisme et animisme pour tenter
leur aventure dans la capitale d’une France offrant le plein emploi. Une France
qui bâtit à tour de bras pour loger tout ce qu’elle accepte d’immigrer dans des
banlieues contre la promesse d’un travail que n’ont pas sapé les crises à
répétition bientôt à venir.
Tandis qu’Antoine raconte sa vie, dans une langue colorée où
français, créole et mots inventés de toutes pièces se mélangent allègrement, sa
sœur Lucinde, la couturière qui aura fait son petit trou, et Petit-Frère
l’électricien, soldat puis infirmier psychiatrique font de régulières
apparitions pour apporter leur version des faits ou leur propre éclairage.
Autant de parcours humains, de joies et d’échecs. Autant de vies possibles.
A travers ces témoignages, soigneusement agencés, c’est
l’histoire du racisme larvé ou non qui s’écrit, celui de l’éternelle difficulté
à trouver sa place quand on a la peau plus ou moins noire dans un pays où le
pouvoir est aux blancs. L’histoire d’une nation aussi qui petit à petit
s’enfonce, perd ses rêves et ses illusions.
Estelle-Sarah Bulle signe un premier roman sympathique et
joliment tourné.
Publié aux Editions Liana Levi – 2018 – 284 pages