Lorsque Abdellatif demande sur son lit de mort à son fils
Boulboul d’aller l’enterrer auprès de sa sœur chérie, il ne se doute
probablement pas qu’il exprime là un vœu fortement empoisonné. Réunissant en
toute hâte son frère Hussein et sa sœur Fatima, Boulboul charge la dépouille dans
un minibus où la fratrie s’entasse quittant Damas, quadrillée par les troupes
gouvernementales sur le pied de guerre, pour tenter de rejoindre la région
d’Alep.
Un voyage de quelques centaines de kilomètres qui,
normalement, ne prend pas plus que quelques heures. Si ce n’est que dans un
pays à feu et à sang, le parcours a vite fait de tourner au cauchemar et à la
prise de risques insensée.
Toute la force du roman tient dans un récit mettant en
miroir la violence de la guerre avec celle qui agite cette petite cellule
familiale. A chaque check-point, la tension monte. On y découvre la
multiplicité des factions qui se surveillent et s’affrontent à quelques
kilomètres de distance. Autant d’occasions d’être rackettés et humiliés, sous
des prétextes les plus abscons. Plus les cadavres mutilés, dévorés par les
chiens ou les bêtes sauvages qui ont envahi tout le pays, s’accumulent au bord
des routes, plus la perspective de devoir respecter l’ultime désir paternel
paraît vain. Plus la tentation de l’abandonner là sans demander son reste
augmente.
D’autant qu’avec un voyage qui de quelques heures s’est
transformé à un périple de plusieurs jours, la dépouille tout juste protégée de
quelques vagues blocs de glace empuantit, se transformant en une charogne
repoussante attaquée par les vers. Or, plus la figure corporelle du père se
délite, plus la tension dans la fratrie monte. La longueur du voyage combinée à
l’attitude de chaque protagoniste favorisent la remontée des souvenirs enfouis
et avec eux les secrets familiaux, les rancœurs, les interdits. A la violence
extérieure dont nous entendons les tirs d’obus et d’armes en tous genres et
croisons les restes calcinés des chars et des maisons bombardées se superpose
la violence intérieure de ces frères et sœurs. Une violence qu’il faudra bien
exprimer et expulser comme nous le montrera l’auteur causant, à son tour, la
destruction définitive d’une fratrie qui n’en était plus une que sur le papier.
Pour autant, ce huis clos sur fond de guerre civile et
internationale, pêche un peu par un relatif manque de lisibilité. Il est
parfois difficile de comprendre qui surgit dans les souvenirs et à qui ils se
rattachent. Ceci altère la qualité d’un récit par ailleurs original et fort et
qui mérite qu’on s’y arrête. Une façon aussi de comprendre le travail de
déshumanisation que favorise toute guerre tant la mort devient banale et
anonyme, l’arbitraire la règle.
Publié aux Éditions Actes Sud – 2018 – 210 pages