Point n’est nécessaire d’attendre la vieillesse pour écrire ses mémoires. Une première partie de vie qui épouse les soubresauts du monde contemporain, des obsessions et des peurs que des années de psychanalyse mettront à traiter combinées à un talent hors du commun pour raconter des histoires comme sa propre histoire suffisent à justifier de se lancer dans une telle aventure.
Né en URSS, celui qui est encore Igor Shteyngart connaît l’existence qui est celle de toute une génération de petits soviétiques au début des années 1970. Une vie faite de manque de tout, de peur constante d’un nouveau conflit, d’histoires familiales brisées par l’alcool et les morts prématurées survenues au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Une vie où les parents doivent composer avec un système pour tenter de s’en sortir. Un exercice d’autant plus difficile si l’on est Juif. Bénéficiant du programme américain d’échange de Juifs russes contre de la nourriture et de la technologie, la petite famille finira par réussir à quitter l’URSS pour venir s’installer dans l’État de New-York et tenter d’y trouver sa place.
Commence alors pour celui qui sera rebaptisé d’autorité Gary, pour sonner plus américain, le long et délicat travail d’intégration et de découverte de soi. Un travail qui passe par l’apprentissage parallèle de trois langues : le Russe maternel dont Gary se sert à la maison et pour lire Tchekhov dans le texte, l’Anglais qu’il lui faut apprendre sur le tas et les bancs de l’école, l’Hébreu afin de déchiffrer et réciter de longues séquences de prières imposées au sein de l’école hébraïque où le voici inscrit.
Mais très vite, c’est le démon de l’écriture qui va s’emparer de Gary. Écrire en Anglais, maladroitement, en multipliant les fautes d’orthographe ou de grammaire lui devient une nécessité absolue. A la fois comme moyen d’évasion et comme catalyseur d’une imagination fertile et qui ne se met jamais au repos. Et, le succès venant auprès des camarades d’école, comme un moyen de reconnaissance et de faire le pitre, Gary n’ayant pas son pareil pour se comporter constamment à la limite de ce qui est tolérable.
Dès la maîtrise de la langue venue, Gary ne cessera de faire de l’écriture son moyen de vivre, dans tous les sens du terme. Il y trouve la formule pour tenter de comprendre qui il est vraiment, lui l’homme de trois langues, de trois cultures, de noms empruntés, Shteyngart n’étant pas en effet le nom d’origine de sa famille mais celui imposé par un quelconque scribouillard au gré des péripéties de l’Histoire. C’est aussi et surtout l’instrument pour tenter de se faire aimer de ses parents avec qui il entretient des relations pour le moins complexes qui ne trouveront leur apaisement qu’à la toute fin de ce formidable récit. Car la vie de Gary est remplie de complexes. Complexe de l’amour filial ardemment désiré, complexe dans la façon de se comporter avec les filles qui va le conduire pendant longtemps à ne connaître que de malheureuses et douloureuses histoires d’amour, complexe à trouver sa place dans la société dissimulé pendant une longue période derrière l’abus d’alcool et de drogues qui font de lui le bouffon suicidaire jusqu’à ce que son seul véritable ami le mette face à ses responsabilités.
En lisant ce formidable récit drôle, sincère, plein d’auto-dérision et sans concession sur soi, on comprend alors beaucoup mieux pourquoi l’univers romanesque de Shteyngart est peuplé de personnages qui, au fond, lui ressemblent terriblement. Des êtres attachants, géniaux, malheureux, incapables de comprendre les codes sociaux et de vivre des relations harmonieuses, cherchant à se consoler dans de vains excès en tous genres. Jusqu’à la survenue de l’inattendu qui viendra les sauver du désastre…
Gary Shteyngart signe là un nouvel ouvrage majeur, indispensable à tous ceux qui s’intéressent à cet auteur à part.
Publié aux Éditions de l’Olivier – 2015 – 398 pages