Certains romans nous touchent d’emblée par l’ambiance qu’ils parviennent à installer, en quelques lignes. C’est assurément le cas du très beau dernier roman de Richard Russo dont le savant mélange de mélancolie, de regrets, d’amitiés durables et d’enquête à rebours forme un cocktail profondément enchanteur et addictif.
Devant se rendre sur l’île du Massachusetts en vue de préparer la vente de sa résidence secondaire, Lincoln, un agent immobilier sur le point de prendre sa retraite, décide d’inviter ses deux amis de plus de quarante ans à le rejoindre pour un dernier week-end ensemble. Ils se sont connus sur les bancs d’une petite université de l’Est des États-Unis formant alors une bande d’inséparables que venait compléter Jacy, une fille brillante et rebelle dont ils étaient tous amoureux sans jamais oser l’avouer.
Leurs diplômes en poche, ils étaient venus passer un dernier week-end ensemble dans la maison de Lincoln. Un moment mémorable. D’autant plus mémorable qu’au petit matin du dernier jour, Jacy disparut sans laisser de traces ni jamais plus donner de nouvelles. Commençaient alors des vies nouvelles pour ces trois garçons. Lincoln devait se marier bientôt avec une autre étudiante brillante de l’université, Mickey partir rejoindre les rangs des GI’s envoyés combattre le communisme dans la jungle vietnamienne tandis que Teddy s’apprêtait à commencer une timide carrière universitaire.
Arrivés à soixante-six ans, l’essentiel de leurs vies derrière eux, le temps est venu pour eux de faire le point. Un bilan au centre duquel, compte tenu du lieu de leurs retrouvailles, se dresse l’ombre mystérieuse de Jacy. Une ombre sans cesse évoquée lorsque l’on croit reconnaître une silhouette chez une femme pourtant beaucoup trop jeune pour être l’égérie. Une ombre qui hante les conversations et pousse chacun des trois seniors à retourner sur les lieux presque sacrés où se sont passés des évènements impliquant Jacy dont ils n’ont jamais rien dit à leurs camarades.
Tout l’art de Richard Russo est de nous promener à travers le temps au fil des souvenirs qui remontent et que l’on ose enfin partager comme au fil d’une enquête que mène en catimini Lincoln, obsédé par ce que la perte de sa maison pourrait avoir comme conséquence de perte définitive de sa jeunesse et du souvenir de Jacy. Remontent quarante ans d’échecs américains, quatre décennies de vies personnelles souvent chaotiques, ne ressemblant en rien aux rêves et aux espoirs, bouleversées par des accidents, des évènements, des décisions qui remettent tout en cause.
Il faudra beaucoup d’alcool, de larmes, de violence, de courage pour venir à bout de ces non-dits et quitter Martha’s Vineyard enfin apaisés et réconciliés. Simplement superbe.
Publié aux Éditions Quai Voltaire – 2020 – 379 pages