La vie invisible c’est celle des laissés pour compte de la société madrilène, espagnole et moderne de façon générale. Celle des drogués qui se shootent jusqu’à l’épuisement hallucinant et la mort. Celle des femmes roumaines importées sur la rumeur et la vague promesse d’une vie meilleure, ailleurs, et qui seront, sitôt arrivées sur le sol espagnol, embarquées de force comme putes et esclaves, victimes de viols, de violence et de maltraitance. Celle de ce petit peuple africain, exploité et spolié.
C’est cette vie invisible qu’Elena, jeune femme fragile et vaguement professeur de musique, rejoindra, par rédemption, après un parcours hallucinatoire qui la mènera dans une folie à la fois paranoïaque et schizophrène. Une folie dont les mécanismes nous sont extraordinairement décrits par l’auteur.
La vie invisible c’est aussi celle d’Alejandro, romancier et journaliste madrilène, le « je » du narrateur, qui se débat entre un amour sincère pour sa fiancée Laura qu’il est sur le point d’épouser et le remords d’une conduite potentiellement condamnable avec Elena, rencontrée par hasard à Chicago lors d’un congrès improbable. C’est celle de la pensée qui évolue, du doute qui s’installe, jusqu’à détruire le véritable amour, au fur et à mesure qu’Elena sombre dans un délire que rien ne peut arrêter et qu’Alejandro ne peut s’empêcher de considérer être en partie responsable, au moins putativement.
La vie invisible c’est celle de Tom Chambers, vétéran du Vietnam, marginal pensionné des Etats-Unis dont l’épouvantable captivité durant six ans dans la jungle hostile l’aura convaincu qu’il a une mission quasi divine – ou plutôt démoniaque – sur terre, celle de sauver Fanny qu’il a offensée sans qu’elle le sache au temps de son adolescence.
La vie invisible c’est le parcours de Fanny, ex pin-up des années vingt et trente, objet de tous les fantasmes sur papier glacé, violée, refoulée et qui va peu à peu sombrer dans une paranoïa totale l’amenant à assumer une mission sur terre, celle de faire obstacle aux multiples visages de Satan tout en exécutant certaines de ses œuvres jusqu’à l’internement.
La vie invisible c’est surtout un superbe, extraordinaire, sublime, spectaculaire roman dans lequel Juan Manuel de Prada s’impose définitivement comme un auteur absolu, indispensable, majeur du vingt et une nième siècle. Nous l’avions découvert avec « Le Silence du Patineur » qui nous avait ébloui. Ici, nous sommes abasourdis par tant de maîtrise, par l’intelligence de l’intrigue, l’intrication des personnages et de leurs parcours vers la folie.
Juan Manuel de Prada avait choisi un thème particulièrement complexe et exigeant. Il en sort grandi et magnifié. Jamais il ne nous a été donné à lire un texte d’une telle densité dramatique, psychologique et stylistique. Comme toujours chez lui, chaque mot est à sa juste place et tout est dit en peu de mots. Ils sont souvent accolés de façon inattendue ce qui en renforce l’impact et frappe l’inconscient du lecteur.
La poésie derrière les drames qui se jouent, est toujours affleurante, pour rendre plus douce l’atrocité qui se déroule sous nos yeux ébaudis. Comme les protagonistes du livre, nous descendons lentement dans le profond couloir des multiples folies humaines, guidés par De Prada qui est un magicien des mots, un artiste des lettres qu’il manie avec une dextérité étourdissante.
Je ne résiste pas au plaisir de citer trois phrases, prises au hasard de chacune des pages qui toutes, sans exception aucune, valent un détour toutes affaires cessantes. Chacune illustrant l’une des facettes de la richesse stylistique de l’auteur.
« Je baisais ses aisselles non rasées, aussi terribles et fascinantes que des entrées de fourmilières. »
ou encore, pour dire un matin de neige sur Madrid,
« La ville s’était réveillée embaumée et arctique mais les pneus des automobiles avaient déjà discrédité son rêve de décence. » (page 351)
et enfin :
« Il arriva au rendez-vous avec une ponctualité de satellite qui accomplit sa révolution. »
Monsieur de Prada, je vous admire pour la beauté, la fascination, la richesse de vos écrits. Je vous admire pour ce monument de littérature qu’est « La vie invisble ». Chapeau bas, senor !
Publié aux Editions du Seuil – 573 pages (d’une rare densité – prévoyez 10 à 12 heures de lecture attentive).
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