Pour bien appréhender ce magnifique et dernier roman de la romancière et essayiste d’origine canadienne qu’est Nancy Huston, il faut avoir à l’esprit que l’auteur fut elle-même abandonnée par sa mère à l’âge de six ans. Cet abandon hante une grande partie de l’œuvre romanesque de N. Huston et constitue le point de départ de ce roman même si nous ne le comprendrons qu’à la toute fin du livre.
La structure romanesque empruntée par l’auteur est d’une assez grande subtilité et d’une relative complexité. Nancy Huston sème son récit d’indices, d’anecdotes, de propos ou de scènes dont nous ne comprendrons le sens qu’en progressant dans le récit. Une progression qui d’ailleurs se fait en remontant dans le temps et à travers la voix de quatre enfants, tous âgés de six ans, tous confrontés à la violence d’un monde qui implose sous les coups de butoir de guerres absurdes aux quatre coins du monde, tous devant composer avec une structure familiale qui sombre et provoque ces « lignes de faille » qui donnent leur titre au roman.
C’est cette structure et le parti pris de donner la parole à des enfants d’une étrange maturité, extrêmement troublante, qui font la force du livre. Des enfants témoins de scènes qui les marqueront à jamais, qui structureront le reste de leur vie, les projetteront plus tôt que de nécessaire vers le monde instable et stressant des adultes. Et lorsqu’ils deviendront à leur tour parent, ils transféreront inconsciemment une grande partie de leurs troubles vers leurs propres enfants qui tous héritent d’une double caractéristique : d’une part, ils ont tous une tâche de naissance qui les marquent, en font symboliquement un être à part, impur, dans lequel ils trouvent un moyen de confidence en instaurant entre leur esprit et cette tâche un dialogue qui les rassure. D’autre part, ils sont tous ce que nous appellerions aujourd’hui des enfants précoces, capables de lire très tôt, d’apprendre avec rapidité et facilité les langues étrangères indispensables à leur adaptation à des transferts de continents et de culture auxquels les adultes les obligent, capables, aussi et surtout, d’écouter, de décoder les étranges comportements de leur structure familiale.
La tâche qu’ils portent tous symbolise aussi le Mal dont ils sont le vecteur passif et inconscient. Un Mal qui trouve son origine dans les Fontaines de vie, ces sortes de fermes mises en place par les Nazis dans lesquelles des femmes sélectionnées donnaient naissance à de parfaits petits aryens. Des fermes aussi dans lesquelles transitaient des centaines de milliers de jeunes enfants, correspondant aux critères imposés par le régime hitlérien, qui furent arrachés de force à leurs parents des pays que l’Armée occupait après les avoir vaincus.
C’est à cette origine, à une longue séquence de secrets familiaux lourdement tus, que Nancy nous convoque à travers les yeux des enfants qui en sont les victimes.
Tout commence avec Sol, un petit garçon qui, en 2004, se prend pour Dieu parce qu’il pense tout comprendre et que, grâce à Google, il a accès, sans que ses parents ne le sachent, à toute la violence du monde, celle des exécutions sordides d’Al Quaida, celle des femmes qui se font violées par des brutes ou des animaux.
Sol est le fils de Randall, Juif du fait d’une mère goy qui s’est convertie avec fanatisme au Judaïsme et qui s’est lancée dans des recherches folles sur les Fontaines de Vie. Randall découvrira à six ans la propre violence des Juifs, celle faite aux Palestiniens massacrés à Chabrat et Chatyla, avant de devenir lui-même un ardent et actif pourfendeur du terrorisme arabe.
Randal est fils de Sadie, élevée aux Etats-Unis par un oncle psychiatre mais pas psychologue pour un sou et une tante acariâtre et hostile. Une jeune fille placée sous la contrainte permanente, conditionnée pour survivre à la guerre nucléaire entre la Russie et les Etats-Unis, éduquée pour devenir une parfaite femme au foyer, abandonnée par une mère qui l’eut trop jeune avant que celle-ci ne la reprenne brutalement.
Sadie est la fille de Kristina, sage jeune fille élevée en pleine seconde guerre mondiale par un couple d’Allemands, la mère qui perdra son fils aîné sur le front de l’Est, sans mari parti à la guerre, secondée par son père. Kristina qui découvrira brutalement la vérité sur sa famille et deviendra une grande chanteuse internationale au nom étrange dont nous comprendrons la signification à la toute dernière ligne.
Il en résulte un authentique chef-d’œuvre, récompensé par le Prix Femina 2006, à lire de toute urgence !
Publié aux Editions Actes Sud Babel – 2006 – 489 pages