Voici l’ultime roman de Jacques Chessex que celui-ci remettait à son éditeur quelques jours avant de mourir, mais peut-être pas dernier manuscrit de l’auteur à être publié, Grasset ayant laissé entendre que d’autres seraient en attente et à venir…
Il n’en reste pas moins que ce court récit est un véritable joyau littéraire à ne manquer sous aucun prétexte ! Dans un style très travaillé, puissant, presque Hugoien par son emphase et la beauté de ses images, Chessex nous conte les derniers mois du fascinant Marquis de Sade.
Un portait démystifié, sans concession, qui laisse à voir la déchéance d’un individu qui fascine autant qu’on le méprise. Le divin Marquis est enfermé depuis des années à la Bastille puis à l’asile de fous de Charenton, condamné pour sodomie, libertinage, violences après que son effigie ait été brûlée en place publique à Marseille. L’homme est au bout d’une vie d’abus absolus mais pas absous par une Eglise qui en fait un monstre et qui n’a de cesse que de chercher à se venger des affronts répétés d’un homme qui conchie Dieu et tourne en ridicule fangeux les rites religieux.
Obèse, adipeux, variqueux, le prisonnier ne renonce cependant à aucun des plaisirs auxquels une administration pour le moins tolérante ne semble pas le moins du monde prête à mettre un terme. Grâce aux pensions versées par son fils, certes avec réticence, le Marquis vit aux côtés de sa maîtresse, Mme de Quersant, qui occupe l’appartement voisin. Mais surtout, il reçoit la visite quotidienne de la petite Leclerc, la jeune fille de la concierge, âgée de seize ans. Des visites qui conduisent à des soupirs de plaisir, à des ahanements violents qui enchantent les oreilles des pensionnaires de l’asile, témoignages répugnants des jeux pervers que Chessex nous décrit par le menu, sans concession et avec un réalisme fascinant.
En Novembre 1814, l’homme finira par s’éteindre. Réchappé d’une autopsie qu’il avait interdite grâce à la complicité du médecin qui le traitait, fasciné par ce personnage, le cadavre sera victime de la vengeance de l’Eglise qui fera planter profondément une croix sur la tombe du pire des athées.
Commence alors la deuxième partie de cet étrange roman. L’auteur délaisse le mode historique et une écriture merveilleuse mais formelle pour adopter un ton plus badin, plus moderne aussi, qui nos mènera jusqu’aux confins de la science fiction.
Cinq ans après le décès, le cadavre sera exhumé et le crâne fascinant, puissant et étrangement lumineux du Marquis sera détaché du squelette pour être analysé par la médecine. Convoité, le crâne échappera à son détenteur, le médecin de Charenton, sera copié pour être retrouvé en de nombreux endroits de la terre tout au long des plus de cent cinquante ans qui vont suivre.
Entre légende, conte fantastique et récit historique, Jacques Chessex suit les traces de ce crâne qui, lorsqu’il semble localisé, entraine malheurs, débauches et scènes inexplicables à toute logique rationnelle. Un crâne qu’il imagine terminer en Suisse romande, sur les bords du Lac Léman, entre les mains d’une femme lascive qui l’invite en termes à peine voilés à des scènes destinées à honorer le défunt homme.
Il est tentant de voir dans ce magnifique roman l’ultime réflexion d’un auteur qui se sait condamné, celle d’un homme aux portes de sa propre mort, celle d’un écrivain qui s’interroge sur ce que son œuvre, puissante et riche, laissera dans le temps et ce que ses lecteurs en feront.
Pour notre part, nous voulons dire notre profonde admiration !
Publié aux Editions Grasset – 2009 – 171 pages