19.8.11

La tour du guet – Ana Maria Matute

Ecrit dans une langue baroque, d’un raffinement extrême au point qu’elle frise parfois l’obscurité ou la pluralité de sens qui font écho à l’époque dans lequel le roman s’inscrit, ce livre hante et plonge son lecteur dans un univers aux antipodes de notre monde contemporain.


C’est en plein cœur du Bas Moyen-Age en des temps où la Chrétienté devait encore composer avec les anciens Dieux païens, les rois avec des baronnies plus ou moins autonomes et retorses et où la vie recelait de mille et un dangers que nous sommes transportés. Quelque part en Europe, aux confins de steppes immenses, de forêts où vibrent les légendes et les croyances en l’existence de créatures plus ou moins dantesques règne le baron Mohl sur une terre parcourue par un grand fleuve inquiétant et capricieux, traversée par un vent qui sème régulièrement terreur ou folie chez les hommes et les bêtes.


Dans ce monde inhospitalier et inquiétant vit un enfant de dix ans, dernier né improbable et inattendu d’un sénile vassal du baron, épuisé par les débauches, obèse et impotent à force d’abus de ce dont il ne cesse de priver ses vilains. Du monde, l’enfant ne connaît que la terreur de ce qui l’entoure. Celle inspirée par ses trois frères aînés, jaloux de cette naissance qui vient les priver d’une part d’un maigre héritage que le déclin du père laisse entrevoir, haïssant celui qui est né laid, d’une laideur repoussante et qui vit livré à lui-même. Eux ont rejoint Mohl pour être armés chevaliers, signe ultime de reconnaissance, élévation maximale envisageable. Des chevaliers impitoyables, véritables hommes de main d’un baron puissant et qui suscite convoitise, jalousie et crainte.


Terreur aussi que dit la face du Maître d’Armes, couturée de partout, et qui porte sur tout le corps le signe de la violence d’un monde dont la fureur se règle à coup de lourdes épées et de sanglants combats.


Terreur enfin quand il faudra rejoindre la cour de Mohl, au décès du père, pour devenir écuyer avant, peut-être un jour, d’être à son tour armé Chevalier. Car le monde de la cour, de ses intrigues, de ses jeux séditieux, de ses débauches avinées quand elles ne sont pas de plus ouvertement pédophiles n’en est pas moins dangereux que les coups dont il lui fallait se parer avant.


Arrivé laid, sale, à peine plus éduqué qu’un animal, l’enfant sera pris sous la coupe d’une baronne en qui il voit une ogresse et d’un baron qui décèle en lui l’incarnation des dieux anciens. Une éducation brutale comme les mœurs de l’époque, perverse comme les pensées qui habitent les puissants qui l’abritent, oscillant sans cesse entre l’espoir d’une rédemption et la peur constante, diffuse, animale d’être la proie des monstres, humains ou bestiaux, que cette époque gothique dégurgitait en flots bouillonnants.


C’est dans cet univers de folie rampante, de violence sourde mais régulièrement déchaînée, d’intrigues ourdies par la jalousie ou l’envie que nous entraîne la plume presque hallucinée de la grande romancière qu’est Ana Maria Matute. Une plume qui nous ballotte entre la vision du Mal à l’état pur et le cauchemar éveillé, qui fait surgir des scènes apocalyptiques mi-réelles mi-oniriques, qui produit les brumes pestiférées de l’enfer mental et réel dans lequel s’est enfermé cet enfant, devenu adolescent, que le manque d’amour a projeté dans une forme de violence totale, à l’état pur dont il sera impossible de sortir indemne.


On reste longtemps secoué par la noirceur de ce récit d’une maîtrise stylistique absolument époustouflante.


Publié aux Editions Phebus – 2011 – 236 pages