« Le monde allait être bientôt peuplé de
gens qui mangeraient vos enfants sous vos yeux et les villes elles-mêmes
seraient entre les mains des hordes de pillards au visage noirci qui se
terraient parmi les ruines et sortaient en rampant des décombres, les dents et
les yeux blancs, emportant dans des filets en nylon des boîtes de conserve
carbonisées et anonymes, tels des acheteurs revenant de leurs courses dans les
économats de l’enfer. » (p 156-157).
Nous sommes quelques années après qu’une
catastrophe, sans que nous en connaissions la cause, ait rayé tous les oiseaux
du ciel, presque tous les mammifères de la terre, tous les poissons des mers ou
des rivières. Tout est détruit, tout n’est que poussière et cendres. Seuls
subsistent quelques humains partagés en deux clans inégaux.
Les réfugiés, d’un côté, qui tentent de se
regrouper en petites communautés pour survivre en mangeant ce qu’ils parviennent
à trouver dans les décombres d’un monde qui fut mais a cessé à tout jamais
d’exister.
De l’autre côté, les méchants qui emprisonnent
les réfugiés qui tombent sous leurs mains, en font leurs esclaves sexuels avant
de les éviscérer et de les dévorer.Vous me direz qu’il s’agit d’un scenario déjà
vu et rabâché du genre d’un film de série B. Et bien, grâce au talent immense
de McCarthy, qui nous ne le soulignerons jamais assez, est l’un des plus grands
auteurs américains contemporains, nous allons plonger au cœur d’une aventure à
la fois humaine par la quête d’un espoir qu’elle porte en soi et bestiale par
les conditions qu’elle impose aux acteurs survivants, dans l’attente d’une mort
certaine et en souffrance.
C’est le long et lent cheminement d’un homme et
de son jeune fils que nous allons suivre le long de la route qui descend vers
la mer et vers le sud. Pourquoi le sud ? Parce que dans un monde
précédent, le sud était porteur de chaleur, de perspectives et que dans le
monde où l’auteur nous plonge avec effroi, tout est calciné, recouvert de
cendres, qu’il fait un froid glacial, que la pluie ou la neige semblent tomber
à tour de rôle pour rendre encore plus difficile l’improbable procession des
quelques humains puants, loqueteux, pouilleux et affamés qui s’acharnent à
survivre.
La force du roman se construit sur trois
axes :
Tout d’abord un climat glauque, suffoquant,
déformation absolue de notre univers quotidien, fait de destructions, de
désolation totale et où les cadavres humains ont subi les pires outrages, ce
qui plonge le lecteur dans un profond malaise, une sourde angoisse qui ne fait
que grandir au fil des pages, au fur et à mesure que l’on comprend que la
descente vers le sud est vouée à l’échec, sans perspective, trompeuse.
La focalisation, ensuite, sur l’embryon
rescapé d’une cellule familiale avec ce père et cet enfant, volontairement
laissés dans l’anonymat par l’auteur car à quoi servirait-il de porter un nom
quand plus rien n’est ? Un père prêt à tout, à tuer, à se faire tuer, à
pousser au suicide son fils, comme sa mère plus tôt, désespérée s’est résolue à
le faire pour elle-même, pour échapper aux griffes des hordes infernales. Mais
un père qui prend un soin infini de son fils avec ce qui peut rester d’amour
dans un monde où les nourrissons sont aussitôt embrochés et dévorés. C’est leur
route que nous suivons, leur recherche éperdue de nourriture dans des bâtisses
ravagées, leur peur incessante de se faire repérer, leurs bivouacs hasardeux et
ingénieux au coin d’un maigre feu, trempés, malades, mourant de faim. Une route
physique et métaphysique, porteuse de symboles.
La mise en perspective, enfin, du bien et du
mal, dans sa plus extrême trivialité, lorsque l’homme ne se différencie presque
plus de la bête et que la vie a presque perdu tout sens.
Il en résulte un roman d’une force
extraordinaire, imprimé dans la mémoire, un de ces écrits qui marquent à jamais
et qui laissent un goût amer de déstabilisation. Car, que deviendrions-nous
nous-mêmes dans de telles circonstances ?
La concision des phrases coupées au scalpel
est servie par un style sobre et où le vocabulaire précis et choisi avec un
soin infini emmène le lecteur un peu plus, à chaque phrase, vers un abîme
insondable.
Eblouissant !
Publié aux Editions de l’Olivier – 245 pages