Difficile de croire que ce roman que,
disons-le d’emblée, nous avons respectueusement adoré, ait rencontré le succès
qu’il a connu ! Le livre avait démarré difficilement et grâce au travail
formidable des libraires, qui lui ont décerné leur Prix littéraire, ce livre
ardu, sec mais finalement brillant, drôle, décalé et réservant de grands
moments d’émotion, a trouvé peu à peu son public. Il fut réédité une trentaine
de fois et vendu à plus de deux cent mille exemplaires. Incroyable pour un
auteur jusque là inconnu, modeste et réservée professeur de philosophie du côté
de Bayeux.
Muriel Barbery déclarait, lors de ses
interviews, qu’elle avait conçu ce livre dans une écriture désordonnée mais en
se faisant plaisir à écrire de belles phrases. Surprenants propos car le récit
est au contraire fortement construit, la pensée charpentée, puissamment
structurée par un travail de réflexion philosophique approfondie. La référence
à la philosophie Kantienne ou Hégelienne doit avoir laissé de côté pas mal de
lecteurs qui avaient négligé leurs lointains cours de philosophie. Rien de
rédhibitoire, bien entendu.
Ce roman est vraiment à part, à tous points de
vue. Le thème en est aride, au premier abord. Nous sommes au cœur de la
solitude des êtres, dans le monde où les choses doivent être à leur place,
réglées sur l’ordre et l’apparence. Renée, cinquante deux ans, est une
gardienne solitaire (veuve) dans le très chic VIIe arrondissement de Paris, au
7, rue de Grenelle exactement. Un hôtel particulier divisé en peu
d’appartements dont le plus petit fait deux cent mètres carrés et la plupart,
plus de quatre cents. Renée vit recluse et entretient son aspect repoussant par
une tenue de prolétaire, une coupe de cheveux dantesque, une haleine
repoussante. Elle fait hurler son poste de télévision pour corroborer l’idée
qu’une concierge est forcément vulgaire et bas du front. Bref, elle a tout de
l’anti-héros rébarbatif. Oui, mais derrière cette apparence qui entretient la
division des classes entre les propriétaires de la haute (ex-ministre, grand
industriel ou critique gastronomique de renom…) et la classe prolétaire au
service des précédents, se cache en fait une intelligence et une culture redoutables.
Renée est une férue de philosophie et des plus
ardues. Elle est dotée d’une intelligence extrême qui lui fait manier les
concepts les plus complexes ou ésotériques comme d’autres le vocabulaire de
base. Sa culture artistique est immense et son livre de chevet est
« Guerre et Paix » de Tolstoï (comme Muriel Barbery !). Il fut
donc normal qu’elle prénommât son chat Léon.
Au quatrième étage vit une adolescente de
douze ans, fille de l’ex-ministre et sœur d’un e Normalienne en Philosophie
parfaitement antipathique et pathétique de conformisme. Cette adolescente est
dotée d’un QI hyperbolique et croit avoir tout compris de la vie des adultes.
Comme la vie n’a plus rien à lui apprendre, elle a décidé de se suicider dans
quelques mois, le seize juin, jour de son anniversaire. Comme Renée, elle voue
une haine absolue au monde et se réfugie dans les concepts qu’elle manie avec
une confondante dextérité.
Ce petit monde fondé sur l’ignorance et
l’exclusion réciproque va voler en éclats, et avec lui les certitudes
enracinées, avec l’arrivée d’un Japonais raffiné qui va découvrir qui se cache
vraiment derrière les piquants de ces deux femmes. D’où l’élégance du hérisson,
concept sorti de la bouche de notre adolescente.
La trame du roman repose sur un brillantissime
duo à distance entre les réflexions intérieures de Renée, profondément
intellectuellement élaborées, et le journal intime de l’adolescente. C’est la
fulgurance des idées, toujours introduites dans le journal intime, par
d’ironiques petits poèmes à la mode japonaise en trois ou cinq vers, qui
impressionne. Peu à peu, les pensées s’entrecroisent et tissent une trame qui
converge à faire exploser les apparences. C’est l’intelligence du cœur qui finira par éclore.
Certes, la grande bourgeoisie est brocardée,
certes les personnages sont caricaturaux et campés dans leur fonction
représentative, mais le style et le plaisir malin que l’auteur prend à
gentiment brocarder certains concepts procurent un plaisir rare à déguster une
absolue perle littéraire. On ressort ébloui par tant d’intelligence, de
subtilité et de brio. Bravissimo !
Recommandé par Cétalir.
Publié aux Editions Gallimard – 356 pages