3.2.12

Le complot de l’Amérique – Philip Roth



Révisez votre Histoire car vous risquez d’être surpris. La couverture du livre donne immédiatement le ton : un timbre du Yosemite Park à 1 cent, des US Postage, est frappé d’un immense sigle nazi. Provocation, hallucination, sottise ?

C’est vers une réécriture romanesque de l’Histoire récente des Etats-Unis, ce grand pays aux allures démocratiques, que nous entraine avec une habileté époustouflante, P. Roth. C’est tellement bien fait que j’ai dû me frotter les yeux, aller vérifier que mes connaissances sur l’Histoire des Etats-Unis n’étaient pas contredites par divers sites internet pour, enfin, réaliser qu’il s’agissait bien de la part de l’auteur d’une œuvre de fiction.

P. Roth se raconte, enfant. Il parle à la première personne de lui, de son frère aîné qu’il adore et admire, de ses parents, juifs, qui s’en sortent avec peine, lui comme revendeur de polices d’assurance, elle en tenant l’économie familiale. Ces personnages, probablement très inspirés de la réalité, ont une vie réelle, une substance absolue rendue d’autant plus évidente que Roth nous parle de lui, de sa famille. Chaque détail sonne vrai, chaque anecdote fait résonner en nous notre propre histoire personnelle. Ce sont d’ailleurs des Mémoires comme il est dit en première page.

Roth est un enfant juif, élevé par des parents de culture juive mais libres vis à vis de leur religion. Ils vivent dans le ghetto juif d’une grande ville du New-Jersey, pas très loin de New-York. Une famille intégrée, qui tire le diable par la queue, certes. Des enfants exemplaires, gentils, polis, remarquablement bien élevés. Une famille sans histoire.

Les Etats-Unis se sont trouvés un héros : Charles Lindbergh qui vient de réaliser la traversée de l’Atlantique en 36 heures. Un héros d’autant plus exemplaire que le jeune bébé du couple vient d’être enlevé pour être retrouvé mort,  quelques jours plus tard.

Roosevelt est au pouvoir. La guerre a commencé dans cette Europe lointaine. Elle ne menace pas encore l’Amérique mais Roosevelt en a compris les dangers et a pressenti qu’elle n’épargnerait pas le continent américain, le moment venu.

Nous sommes en 1940. L’heure est aux élections présidentielles américaines. Lindbergh a fait une campagne résolument pacifiste, anti-guerre. Les juifs sont désignés comme les responsables de ce qui se passe en Europe et l’Allemagne présentée comme la réunificatrice du Vieux Continent en déliquescence. A coup de discours simples, répétitifs, sans relief, auréolé de sa gloire récente, sillonnant l’Amérique en tous sens au manche de son avion, il réussit à s’imposer surprenament comme le challenger, républicain, de Roosevelt, champion démocrate.  Roosevelt ne le prend pas au sérieux et mène une campagne gagnée d’avance.

Coup de tonnerre : Lindbergh remporte de peu les élections et devient Président des Etats-Unis. Commence un complot contre l’Amérique, un complot anti-juif qui transforme les Etats-Unis en suppôt de l’Allemagne nazie.

Ce qui est terrifiant, c’est de voir comment, peu à peu, insensiblement et avec une habileté démoniaque, le nouveau Président transforme son pays en un lieu d’où les juifs vont se trouver marginalisés, puis regroupés, puis expatriés d’office en vue de rendre le pouvoir à la race blanche et pure.
L’économie, la presse, le pouvoir policier basculent. Par son refus d’intervenir, l’Amérique favorise la progression inébranlable des troupes nazies en Europe et son expansion, via l’allié nippon, en Asie.
La famille Roth devient l’archétype de ce que chaque juif américain subit : pressions, manipulations, mutations d’office, en route vers la pauvreté, l’exclusion et, sans doute, déjà programmée, l’élimination.
C’est ce cheminement bouleversant, que des millions d’êtres humains ont connu en Europe qui se déroule sous nos yeux, cristallisés par la famille Roth.

Il faut une fin un peu grandignolesque pour se réveiller d’un terrible cauchemar et réaliser que tout ce qui se passe avec autant de véracité, d’éloquence et de crudité n’est en fait que fiction. Il y a bien complot dont on comprend les tenants et aboutissants.
Mais une fiction qui aurait pu se réaliser, Lindbergh ayant été connu pour son antisémitisme et ayant été poussé à postuler pour un mandat présidentiel.

Une fiction dont l’administration Bush, avec son extrémisme aveugle et son entêtement que l’Histoire ne manquera pas de condamner dans des combats illusoires en Afghanistan, en Irak et ailleurs, pourrait bien avoir été la plus récente, pâle, illustration.

Le livre tire une force supplémentaire du fait que chaque personnage cité est vrai, a existé et a joué un rôle clé dans ces années essentielles de guerre. Roth s’est autorisé à les détourner.
Il leur rend leur juste place historique dans une longue postface détaillant et rappelant qui fut réellement qui.

Il en reste un livre (dense) magistral, perturbant et qui interpelle. Un manifeste pour nous rappeler qu’il faut rester vigilent, éveillé et citoyen pour éviter que la démocratie, fragile par essence, ne bascule brutalement dans l’extrêmisme, la violence, la guerre civile.

Publié aux Editions Gallimard – 476 pages