Révisez votre Histoire car vous risquez d’être
surpris. La couverture du livre donne immédiatement le ton : un timbre du
Yosemite Park à 1 cent, des US Postage, est frappé d’un immense sigle nazi.
Provocation, hallucination, sottise ?
C’est vers une réécriture romanesque de
l’Histoire récente des Etats-Unis, ce grand pays aux allures démocratiques, que
nous entraine avec une habileté époustouflante, P. Roth. C’est tellement bien
fait que j’ai dû me frotter les yeux, aller vérifier que mes connaissances sur
l’Histoire des Etats-Unis n’étaient pas contredites par divers sites internet
pour, enfin, réaliser qu’il s’agissait bien de la part de l’auteur d’une œuvre
de fiction.
P. Roth se raconte, enfant. Il parle à la
première personne de lui, de son frère aîné qu’il adore et admire, de ses
parents, juifs, qui s’en sortent avec peine, lui comme revendeur de polices
d’assurance, elle en tenant l’économie familiale. Ces personnages, probablement
très inspirés de la réalité, ont une vie réelle, une substance absolue rendue
d’autant plus évidente que Roth nous parle de lui, de sa famille. Chaque détail
sonne vrai, chaque anecdote fait résonner en nous notre propre histoire
personnelle. Ce sont d’ailleurs des Mémoires comme il est dit en première page.
Roth est un enfant juif, élevé par des parents
de culture juive mais libres vis à vis de leur religion. Ils vivent dans le
ghetto juif d’une grande ville du New-Jersey, pas très loin de New-York. Une
famille intégrée, qui tire le diable par la queue, certes. Des enfants
exemplaires, gentils, polis, remarquablement bien élevés. Une famille sans histoire.
Les Etats-Unis se sont trouvés un héros :
Charles Lindbergh qui vient de réaliser la traversée de l’Atlantique en 36
heures. Un héros d’autant plus exemplaire que le jeune bébé du couple vient
d’être enlevé pour être retrouvé mort,
quelques jours plus tard.
Roosevelt est au pouvoir. La guerre a commencé
dans cette Europe lointaine. Elle ne menace pas encore l’Amérique mais
Roosevelt en a compris les dangers et a pressenti qu’elle n’épargnerait pas le
continent américain, le moment venu.
Nous sommes en 1940. L’heure est aux élections
présidentielles américaines. Lindbergh a fait une campagne résolument
pacifiste, anti-guerre. Les juifs sont désignés comme les responsables de ce
qui se passe en Europe et l’Allemagne présentée comme la réunificatrice du
Vieux Continent en déliquescence. A coup de discours simples, répétitifs, sans
relief, auréolé de sa gloire récente, sillonnant l’Amérique en tous sens au
manche de son avion, il réussit à s’imposer surprenament comme le challenger,
républicain, de Roosevelt, champion démocrate. Roosevelt ne le prend pas au sérieux et mène une campagne
gagnée d’avance.
Coup de tonnerre : Lindbergh remporte de
peu les élections et devient Président des Etats-Unis. Commence un complot
contre l’Amérique, un complot anti-juif qui transforme les Etats-Unis en suppôt
de l’Allemagne nazie.
Ce qui est terrifiant, c’est de voir comment,
peu à peu, insensiblement et avec une habileté démoniaque, le nouveau Président
transforme son pays en un lieu d’où les juifs vont se trouver marginalisés,
puis regroupés, puis expatriés d’office en vue de rendre le pouvoir à la race
blanche et pure.
L’économie, la presse, le pouvoir policier
basculent. Par son refus d’intervenir, l’Amérique favorise la progression
inébranlable des troupes nazies en Europe et son expansion, via l’allié nippon,
en Asie.
La famille Roth devient l’archétype de ce que
chaque juif américain subit : pressions, manipulations, mutations
d’office, en route vers la pauvreté, l’exclusion et, sans doute, déjà
programmée, l’élimination.
C’est ce cheminement bouleversant, que des
millions d’êtres humains ont connu en Europe qui se déroule sous nos yeux,
cristallisés par la famille Roth.
Il faut une fin un peu grandignolesque pour se
réveiller d’un terrible cauchemar et réaliser que tout ce qui se passe avec
autant de véracité, d’éloquence et de crudité n’est en fait que fiction. Il y a
bien complot dont on comprend les tenants et aboutissants.
Mais une fiction qui aurait pu se réaliser,
Lindbergh ayant été connu pour son antisémitisme et ayant été poussé à postuler
pour un mandat présidentiel.
Une fiction dont l’administration Bush, avec
son extrémisme aveugle et son entêtement que l’Histoire ne manquera pas de
condamner dans des combats illusoires en Afghanistan, en Irak et ailleurs,
pourrait bien avoir été la plus récente, pâle, illustration.
Le livre tire une force supplémentaire du fait
que chaque personnage cité est vrai, a existé et a joué un rôle clé dans ces
années essentielles de guerre. Roth s’est autorisé à les détourner.
Il leur rend leur juste place historique dans
une longue postface détaillant et rappelant qui fut réellement qui.
Il en reste un livre (dense) magistral,
perturbant et qui interpelle. Un manifeste pour nous rappeler qu’il faut rester
vigilent, éveillé et citoyen pour éviter que la démocratie, fragile par
essence, ne bascule brutalement dans l’extrêmisme, la violence, la guerre
civile.
Publié aux Editions Gallimard – 476 pages