26.5.12

Le passé devant soi – Gilbert Gatore



« Le passé devant soi » est le premier roman d’un jeune écrivain né en 1981, d’origine rwandaise, exilé en France. Un écrivain qui, hanté par ses souvenirs, assailli par le besoin d’une catharsis, n’eut d’autre recours que de quitter ses études à HEC, pour six mois, et se réfugier dans des monastères pour écrire. Un premier roman qui force l’admiration par sa maîtrise, par la profondeur et l’ambition de la démarche. Un premier roman difficile aussi et qui violentera son lecteur tant par le fond, nécessairement indicible car, bien que jamais le mot Rwanda ne soit écrit, c’est bien de ses impardonnables massacres collectifs qu’il est ici question, que par la forme qui met à mal la trame classique du récit.

Une forme qui fait évoluer en parallèle deux personnages qu’a priori tout oppose et dont l’on comprendra l’intime relation dans les toutes dernières pages de ce roman superbe.

Le livre s’ouvre sur une scène troublante, hors du temps. Niko, un encore jeune homme noir, se trouve dans une grotte, entouré de grands singes hostiles. Une grotte elle-même entourée de quelques tumuli, en forme de pierres tombales et qui semblent constituer les prémices d’un improbable village.
De l’autre côté du roman se trouve une jeune femme dont on comprend qu’elle est certainement rwandaise, Isaro. Elle poursuit ses études en France où elle a fui un pays pris de folie. Un pays dont l’actualité politique et policière la rattrape et la force à rechercher une bourse pour se livrer à un travail de mémoire documentée sur ce qui fut un nouvel holocauste.

Commence alors en alternance le récit du troublant parcours de Niko et d’Isaro. Gilbert Gatore choisit de nous exposer les bribes de vie de Niko sous la forme de très courts paragraphes, numérotés. Une numérotation à laquelle on peut voir plusieurs sens : la scansion quasi religieuse d’une vie qui le mènera aux enfers, le jalonnement d’un parcours qui fit d’un être simple, superbe s’il ne souriait pas de sa bouche édentée, et paria parce qu’absolument muet, un meurtrier résolu, inflexible, pervers, parce que massacrer donnait un sens, un pouvoir à une vie jusque là vide et marginalisée. Une numérotation faite aussi pour égrainer le nombre quasi infini de ses victimes qui errent dans son esprit maintenant à la dérive. Une numérotation inarrêtable et nauséeuse.

Poussée par son désir de témoigner, pour se réconcilier aussi avec ses parents avec lesquels elle a jusqu’ici rompu, Isaro décide de se rendre à nouveau dans son pays natal. Commence alors un douloureux périple pour rencontrer les témoins de l’indicible, retranscrire ce qu’ils ont vu et vécu. Un travail qui va lui permettre de redécouvir qui elle est, d’où elle vient. Mais un travail trop lourd pour elle et qui va la faire douter de tout, la pousser au désespoir le plus absolu.

Au fur et à mesure que la liste des victimes découpées, mutilées, déshonorées s’allonge et qu’ell est exhumée de la mémoire, le poids du passé devient intolérable. Il poussera Niko à la réclusion volontaire, à la déshumanisation décidée, à la victimisation par les singes de la grotte. Il emmènera Isaro à un point de non retour.

On l’aura compris, le livre est dur, violent. L’auteur ne manque d’ailleurs pas de nous mettre en garde, directement, dès le premier paragraphe : « Cher inconnu, bienvenu dans ce récit… si, enfin, l’anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être insoutenable. »

Publié aux Editions Phébus – 216 pages