« Le passé devant soi » est le
premier roman d’un jeune écrivain né en 1981, d’origine rwandaise, exilé en
France. Un écrivain qui, hanté par ses souvenirs, assailli par le besoin d’une
catharsis, n’eut d’autre recours que de quitter ses études à HEC, pour six
mois, et se réfugier dans des monastères pour écrire. Un premier roman qui
force l’admiration par sa maîtrise, par la profondeur et l’ambition de la
démarche. Un premier roman difficile aussi et qui violentera son lecteur tant
par le fond, nécessairement indicible car, bien que jamais le mot Rwanda ne
soit écrit, c’est bien de ses impardonnables massacres collectifs qu’il est ici
question, que par la forme qui met à mal la trame classique du récit.
Une forme qui fait évoluer en parallèle deux
personnages qu’a priori tout oppose et dont l’on comprendra l’intime relation
dans les toutes dernières pages de ce roman superbe.
Le livre s’ouvre sur une scène troublante,
hors du temps. Niko, un encore jeune homme noir, se trouve dans une grotte,
entouré de grands singes hostiles. Une grotte elle-même entourée de quelques
tumuli, en forme de pierres tombales et qui semblent constituer les prémices
d’un improbable village.
De l’autre côté du roman se trouve une jeune
femme dont on comprend qu’elle est certainement rwandaise, Isaro. Elle poursuit
ses études en France où elle a fui un pays pris de folie. Un pays dont
l’actualité politique et policière la rattrape et la force à rechercher une
bourse pour se livrer à un travail de mémoire documentée sur ce qui fut un nouvel
holocauste.
Commence alors en alternance le récit du
troublant parcours de Niko et d’Isaro. Gilbert Gatore choisit de nous exposer
les bribes de vie de Niko sous la forme de très courts paragraphes, numérotés.
Une numérotation à laquelle on peut voir plusieurs sens : la scansion
quasi religieuse d’une vie qui le mènera aux enfers, le jalonnement d’un
parcours qui fit d’un être simple, superbe s’il ne souriait pas de sa bouche
édentée, et paria parce qu’absolument muet, un meurtrier résolu, inflexible,
pervers, parce que massacrer donnait un sens, un pouvoir à une vie jusque là
vide et marginalisée. Une numérotation faite aussi pour égrainer le nombre
quasi infini de ses victimes qui errent dans son esprit maintenant à la dérive.
Une numérotation inarrêtable et nauséeuse.
Poussée par son désir de témoigner, pour se
réconcilier aussi avec ses parents avec lesquels elle a jusqu’ici rompu, Isaro
décide de se rendre à nouveau dans son pays natal. Commence alors un douloureux
périple pour rencontrer les témoins de l’indicible, retranscrire ce qu’ils ont
vu et vécu. Un travail qui va lui permettre de redécouvir qui elle est, d’où
elle vient. Mais un travail trop lourd pour elle et qui va la faire douter de
tout, la pousser au désespoir le plus absolu.
Au fur et à mesure que la liste des victimes
découpées, mutilées, déshonorées s’allonge et qu’ell est exhumée de la mémoire,
le poids du passé devient intolérable. Il poussera Niko à la réclusion
volontaire, à la déshumanisation décidée, à la victimisation par les singes de
la grotte. Il emmènera Isaro à un point de non retour.
On l’aura compris, le livre est dur, violent.
L’auteur ne manque d’ailleurs pas de nous mettre en garde, directement, dès le
premier paragraphe : « Cher inconnu, bienvenu dans ce récit… si, enfin,
l’anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être
insoutenable. »
Publié aux Editions Phébus – 216 pages