La Suisse peut-elle être jubilatoire ? Ce
n’est en tous cas, pas à première vue, l’adjectif qui vient à l’esprit pour
qualifier notre voisin policé et jouant le rôle de discret coffre-fort des
nantis du monde entier.
Pourtant, Martin Suter, écrivain suisse
d’expression allemande, prend un délicieux plaisir à nous entrainer dans un
roman impertinemment malhonnête où chacun des protagonistes n’a d’autre
ambition que de rouler dans la farine, avec brio et classe, celui aux dépens
duquel il tisse son piège. Bref, on jubile et on s’extasie face à une telle
maîtrise !
Nous sommes dans l’une des grandes villes
prospères allemandes. Peut en importe le nom. L’argent et le luxe non ostentatoire
en sont de toute façon l’apanage.
Adrain Weynfeldt est le dernier héritier d’une
longue lignée de riches industriels helvètes. Expert en art suisse (et oui,
cela existe !), il mène jusque là une existence policée, irréprochable et
doucereusement terne. Il vit seul dans un immense appartement luxueux,
entretenu par une gouvernante âgée qui le connaît depuis sa plus tendre
enfance. Son seul modeste plaisir est de se laisser taper par ce qu’il
considère être ses amis, une bande d’artistes à la gomme, sans génie, sans
clients, et qui voit en Adrian plus une source inépuisable et facile de
financements qu’un ami avec lequel on puisse parler.
Cette existence aussi neutre que la Suisse va
brutalement connaître une succession de chahuts provoqués par la conjonction de
deux évènements qui vont malicieusement s’entremêler.
Un de ses amis d’enfance contacte Adrian pour
lui faire part de son désir de vendre la fameuse « Femme nue devant la
salamandre » de Félix Valloton, tableau mythique et énigmatique, convoité
par tous les collectionneurs de la terre. Surgit en même temps de nulle part
une trentenaire débridée, Lorena, à l’apparence troublante qui rappelle à
Adrian son seul et unique amour, partie des années plus tôt sans qu’il ait osé
la retenir. Une femme dont il va tomber raide dingue malgré son comportement
louche et intéressé. Une femme qui va révéler à Adrian, bien malgré lui, un
autre que celui qu’il croyait bien connaître…
A partir de là, Suter va nous concocter une
assiette suisse de son invention sur fond d ‘escroqueries en série. Un
plat délicieux, savoureux et dont chaque ingrédient révèle une inventivité qui
nous révèle la Suisse sous un autre jour, beaucoup moins propre que ce que les
bonnes convenances d’usage n’aimeraient laisser voir. C’est avec une habilité
parfaite et un suspense maîtrisé jusqu’à la toute dernière page que le lecteur
ébaudi se laisse charmer par ce roman décalé, pince-sans-rire et terriblement
efficace.
Un petit chef-d’œuvre d’art littéraire suisse…
Publié aux Editions Christian Bourgeois – 341
pages