Si vous souhaitez sortir des sentiers battus
et partir à la découverte de la littérature contemporaine turque, ce livre vous
attend. Au-delà du plaisir de découvrir un nouveau talent d’un pays pas
particulièrement connu pour sa production littéraire, ce livre nous donne à
voir et à réfléchir sur les impossibles contradictions dans lesquelles cet
immense pays se débat.
Coincé entre l’Europe et l’Asie, entre la
religion musulmane dominante et le christianisme arménien, entre modernisme et
traditions, la Turquie cherche sa place entre une Europe qui ne veut pas d’elle
et une Asie qui la soupçonne de faire le jeu des Occidentaux. Longtemps
gouvernée par les militaires, encore sous liberté fortement surveillée, la
Turquie est un pays moderne dans lequel la jeune génération féminine joue un
rôle déterminant, assume une sexualité libérée, a droit de vote et accès à
l’avortement pendant que la génération des mères est encore sous la coupe de
maris patriarches et encadrées par l’islam.
La Turquie n’en a pas non plus fini avec le
génocide arménien qu’elle continue de nier malgré les plus de deux millions de
morts, les déportations honteuses, les massacres systématiques de 1915.
Ce sont toutes ces contradictions qu’Elif
Shafak a décidé d’exploiter et de mettre en scène dans « La Bâtarde
d’Istambul ». Pour cela, l’auteur choisit de faire évoluer la trame de son
ambitieux roman à travers deux familles. L’une est stambouliote. On y trouve
que des femmes car tous les hommes meurent mystérieusement jeunes, entre quarante
et cinquante ans, depuis trois générations. C’est une famille de dingues, comme
aime à le dire la jeune Asya (la bâtarde). Une famille dans laquelle quatre
générations de femmes vivent ensemble au quotidien, de l’arrière grand-mère qui
connut la période honnie du début du siècle et qui devient de plus en plus
gâteuse, aux quatre sœurs aussi différentes que soudées. C’est une galerie de
personnages hauts en couleur que l’auteur s’est plue à dépeindre en mélangeant
la professeur d’histoire nationale qui peu à peu va réaliser qu’elle se rend
complice d’un pouvoir qui occulte le génocide ou la diseuse d’avenir qui
dialogue avec ses deux génies. Elle aussi va découvrir l’horreur d’un passé
refoulé et qui trouve son prolongement dans un drame familial au centre duquel
se trouve Asya. Entre ces deux sœurs et une troisième totalement folle et qui
passe d’un mal à un autre pour donner un sens à une vie de désespoir, on trouve
la mère d’Asya, la stambouliote rebelle, belle et révoltée, porteuse d’un
secret qu’on ne découvrira que dans les dernières pages. Une femme courageuse,
écorchée vive et terriblement attachante.
L’autre famille se trouve dans l’Arizona et
met aux prises une américaine typique, gentiment hystérique et possessive,
aussi obèse que ses sentiments sont débordants et qui pour se venger d’un
premier mari arménien dont elle a eu une fille, va épouser un Turc sédentarisé
qui n’est autre que le frère des quatre sœurs précédemment évoquées.
Parce que Amy, la fille Américaine, va peu à
peu prendre conscience de ses origines et comprendre le drame arménien grâce à
la communauté américaine, ces deux familles que le temps a séparé vont finir
par se retrouver dans une Istambul moderne et en pleine transformation. Tout
finira dans un drame en forme de
catharsis.
On le voit, le propos est ambitieux.
Globalement, Elif Shafak ne s’en tire pas trop mal même si on sent parfois
qu’elle a du mal à contenir une histoire qui la déborde. La lecture nécessite
une certaine attention tant les personnages mis en scène sont nombreux et
entrelacés. Ce roman aurait pu être un très grand livre si, de plus, il avait
été servi par une écriture plus précise, plus travaillée. On perçoit un
écrivain encore jeune, sans doute plein de talents et en devenir. Il faudra
donc la suivre.
Quoi qu’il en soit, nous vous recommandons ce
livre qui permet d’aborder ce grand pays voisin, trop mal connu de nous.
Publié aux Editions Phébus – 319 pages