Nous avons tous fait l’expérience que les souvenirs qui nous
habitent remontent de façon non linéaire, désordonnée. Le temps se mélange, les
impressions aussi. On hésite parfois se demandant si un événement est intervenu
avant ou après tel autre. Et tout cela remonte par jaillissement à l’évocation
d’un nom, d’une anecdote ou d’une séquence.
C’est aussi, beaucoup à franchement parler, cette impression
que l’on retire de la lecture du dernier roman de la grande romancière
américaine qu’est Jennifer Egan, celle d’un livre qui part dans tous les sens
et dont a la plus grande difficulté à rassembler les pièces d’un puzzle dont
les personnages traversent le temps, se croisent sans forcément se connaître et
finissent par errer dans une Amérique qui ne sait ni où elle va, ni ce qu’elle
est devenue. Certains crieront au génie (à preuve : le roman se vit
décerner le Prix Pulitzer 2011, mais bon, un Prix ne veut plus forcément dire
grand chose comme nos chroniques en témoignent régulièrement). D’autres s’y
ennuieront carrément, agacés par le tracé de voies sinueuses dans un monde qui
nous est inconnu, qui ne nous parle pas, voire par une intellectualisation qui
confine au ridicule ici.
Tous ces personnages viennent d’un temps révolu : celui
de l’Amérique insouciante des années soixante-dix du côté de San Francisco. La
musique punk s’y déverse à flots autant que l’alcool, les drogues en tous
genres et la révolution sexuelle débridée qui veut que l’on couche avec
n’importe qui sous n’importe quel prétexte ou presque.
Ils sont désormais adultes, désabusés, divorcés et/ou
remariés dans une Amérique sans but et ont tous, ou presque, abandonné leurs
rêves de jeunesse. Bernie, le découvreur de groupes punk obscurs parfois
devenus une gloire éphémère, végète désormais à tenter de produire d’encore
plus obscurs artistes solitaires. Lou la rock-star qui collectionnait les
femmes est mort de ses excès. Kittye s’est refait une gloire en abusant d’une
publiciste paumée et d’un général génocidaire. Ron s’est noyé dans l’Hudson
River après avoir trop consommé de drogues. Il n’y a guère que Sasha, la
kleptomane, qui continue à cheminer fragile et indécise sur la corde raide de
sa jeunesse.
Passant sans cesse d’un personnage à un autre, d’un lieu à
un autre, d’un temps à un autre, nous noyant sous un déluge de titres de
musique qui ne nous parle pas, Jennifer Egan finit par nous instiller la même
overdose que celle qui n’a cessé de menacer ses personnages. On renonce à
comprendre et se met en mode automatique en espérant que le bouquin se termine
bientôt.
Et puis, sans crier gare, nous voici mis en face d’une
centaine de slides powerpoint dont, là encore, nous comprenons qu’elles tentent
de figurer les impressions et les décodages des enfants de ces adultes à la
dérive vis-à-vis de leurs parents. C’est pathétique et carrément du foutage de
g…. ! Sans compter, que pour couronner le tout, la romancière nous assène
une fin dans un New-York qui se relève de quinze ans de guerre (on ne sait pas
pourquoi), sous surveillance policière constante, où l’on ne se parle plus que
par Smartphones, sous un climat devenu fou du fait du global warming et où l’obscur
artiste dont personne ne voulut dans les années folles devient enfin la star
internationale. Mon dieu, jamais encore on n’était tombé si bas.
A fuir !
Publié aux Editions Stock – 2012 – 374 pages