Avec son dernier roman, la grande romancière japonaise Yoko
Ogawa nous propose une allégorie sur la vie, ses stratégies, ses coups tordus,
ses victoires et ses défaites, ses joies, ses discrétions et ses douleurs. Bien
sûr, elle le fait à sa façon, indirecte, poétique et subtile, nous plongeant
dans un univers qui confine toujours le fantastique, où le rêve se mêle
intimement à la réalité au point qu’il devient bien vite impossible de
discerner les deux.
Quelle vie envisager quand on est un jeune garçon orphelin,
élevé par des grands-parents aimants mais dépassés et désargentés, que l’on
porte une moustache dès l’âge de sept ans, dissimulant à peine des lèvres
closes à la naissance et qu’une opération brutale a ouvertes de force, laissant
une vilaine cicatrice indélébile ? Quelle vie imaginer quand ses seuls
moments d’évasion consistent à se réfugier sur le toit d’une terrasse d’un
grand magasin et de s’abîmer dans la contemplation d’une plaque à la mémoire
d’une femelle éléphant qui aura passé là-bas sa vie enchaînée après avoir été
transportée là pour fêter l’inauguration en grande pompe d’un lieu un peu
vain ?
C’est un peu le hasard, la chance et un talent caché, comme
souvent dans la vie, qui vont en décider pour lui. Parce qu’un jour il découvre
le cadavre d’un jeune homme flottant dans la piscine de l’école et qu’il décide
de mener son enquête pour retrouver la trace de ce suicidé qu’il tombera sur un
de ces personnages hors normes dont Ogawa a le secret.
Coincé au fond d’un autobus transformé en palais des mille
et une nuits se tient un géant. Obèse à un point inimaginable, se gavant de
sucreries, vit là un maître des échecs qui va initier l’enfant et rapidement
déceler en lui un immense talent. Et voici que la vie du jeune garçon deviendra
toute tracée.
Mais, la romancière a plus d’un tour dans son sac car,
refusant la voie facile d’une carrière de joueur international, elle prendra
celle escarpée d’un joueur de grande classe vivant caché au sein du mécanisme
d’un automate.
Commencera un périple étrange et fascinant, descendant
jusque dans les bas-fonds de la société japonaise où la pureté et la noblesse
des échecs se trouveront dévoyées pour flatter les instincts les plus vils et
les plus destructeurs d’hommes en quête de sensations fortes avant que celui
qu’on dénomme désormais « Little Akenine », en hommage à un Maître
international dont il rappelle étrangement le style, ne trouve la force de
s’enfuir pour se réfugier au sein d’une maison de retraites où viennent d’anciens
grands joueurs d’échecs viennent passer
la fin de leur vie.
Yoko Ogawa, qui a passé plus de dix-huit mois à étudier en
profondeur un jeu auquel elle ne connaissait rien avant de se lancer dans
l’écriture de ce très beau roman, fait de l’échiquier le lieu symbolique sur
lequel se déroule les batailles de nos vies. Chacun de nous dispose des mêmes
pièces, des mêmes règles mais ce qu’il en fera dépendra autant de ses
capacités, de son imagination que des forces contraires imposées par les
adversaires. Ainsi, de même que les combinaisons de jeu d’échecs sont
supérieures aux nombres de particules qui forment l’univers, les combinaisons
qui régissent nos vies sont elles-mêmes infinies. A nous, comme « Little
Akenine » de trouver la bonne.
Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 333 pages