Avec ce huitième titre,
la grande romancière américaine signe une réussite absolue qui marque aussi une
étape dans sa production littéraire. Jusqu’ici, c’est à des personnages,
essentiellement féminins, à la vie banale mais précipités dans le gouffre de
l’indicible qu’elle donnait vie. Une façon pour elle d’accuser les dérives et
les désastres produits en masse par la vie et la société américaines.
Avec « Les
revenants » c’est un roman dense (près de six cents pages), à la puissance
maléfique, labyrinthique et mené de main de maître qu’elle nous offre. Un livre
pour démontrer que l’ambivalence, la manipulation, le désir de nuire
n’attendent pas le nombre des années…
Tout commence par une
scène quelque peu fantomatique, étrange, porteuse de plein d’interrogations qui
seront autant de pierres jonchant les multiples chemins empruntés par la
romancière. Alors qu’elle roule tranquillement de nuit, une femme voit soudain
la voiture qui la précède quitter la route.
Accourant sur les lieux de
l’accident, elle y trouvera deux jeunes gens, muets, blancs, ne portant pas la
moindre tache de sang sur eux, le jeune homme couvrant de sanglots le corps
inanimé d’une jeune femme. Elle sera le premier témoin de la scène, celle qui
appellera les secours et se fera chasser par eux à leur arrivée.
Pourtant, rien dans les
narrations successives de l’accident dans le canard local, malgré ses appels,
ses rencontres avec les journalistes, ne traduit, de près ou de loin ce qu’elle
aura constaté par elle-même. Jusqu’à ce qu’elle renonce à insister et comprendre.
A partir de ces quelques
éléments, L. Kasischke tisse une toile arachnéenne d’une tension de plus en
plus forte prenant au piège des victimes ciblées, toutes sur le campus de la
petite ville universitaire où se déroule le roman. Centrée autour d’un nombre
restreint de personnages, la romancière nous donne à voir et entendre ce qui
agite un campus dont une étudiante vient précisément de décéder dans l’accident
de voiture. Elle était jeune, belle, rayonnante, symbolisant la promesse d’un
futur radieux et idéal américain. D’où un déchaînement féroce auprès de son
assassin d’autant plus involontaire qu’il était son fiancé, chassé du campus,
traumatisé et n’y revenant que plusieurs mois plus tard, amnésique, déphasé et
ayant perdu tout goût de vivre.
Tout cela pourrait n’être
que banal si ce n’était la fâcheuse propension de la belle victime à apparaître
de jour ou de nuit, vêtue de façon érotique de façon à séduire un lot de jeunes
garçons qui vont commencer à décéder les uns après les autres de façon aussi
bizarre qu’anormale.
Il semble régner une
sorte d’omerta sur ce campus où il apparaîtra que les confréries typiquement
américaines (les fraternités et sororités que l’on trouve sur chaque campus américain,
qui sélectionnent leurs membres et les soumettent à des épreuves appelées à les
souder à vie) jouent un rôle éminemment dangereux. Où le pouvoir universitaire
est lié par celui de l’argent des donateurs, eux-mêmes parents d’étudiants
membres de ces confréries. Où le désir de recherche de la vérité est
systématiquement sévèrement puni, au besoin de la mort ou de l’ostracisme,
condamnant d’avance les meilleurs éléments de la jeunesse américaine à une vie
de combines, de petits ou grands arrangements, auxquels tous sont liés par de
multiples liens sociaux aussi secrets que férocement durables.
Plus on avance dans ce
roman sombre mais magistral, plus le pire de ce que l’humanité est capable
d’imaginer et d’ourdir n’est jamais loin. Un roman qui semble aussi clairement
nous dire qu’il n’y a aucun espoir en dehors de la fuite ou du renoncement. Un
livre superbe, à lire toutes affaires cessantes.