Peut-on vivre
heureux quand, encore adolescent, on a traversé une situation des plus
traumatisantes, inexplicable et qui donne un tournant irréversible à sa
vie ? C’est la question centrale du dernier roman de l’écrivain américain Richard
Ford qui tente d’y donner une réponse esquissée, aux bordures incertaines,
laissant au fond au lecteur le soin, lui aussi après tout comme les
protagonistes de sa fiction, de se débrouiller avec les conclusions à tirer.
Jusque-là, la vie
des deux jumeaux Dell (le garçon) et Berner (la fille) âgés de quinze ans,
s’était déroulée sans fait marquant. Certes, leurs parents semblaient mal
assortis mais comme dans tant de couples. Certes, ils vivaient une existence
modeste et un peu en marge mais rien de suffisant en soi pour provoquer un
drame.
Or, de drame, il
sera immédiatement question et sans la moindre ambiguïté, puisque, dès les
premières lignes, le narrateur, Dell, cinquante ans plus tard, déclare qu’il va
nous parler de ses parents devenus braqueurs de banque et des meurtres qui s’en
suivront quelque temps plus tard.
Du coup, Ford nous
entraîne dans un récit en trois parties clairement distinctes, comme autant de
tentatives d’explications à ce qui a pu motiver le geste insoupçonné et fou de
parents prêts à se fourrer dans le pétrin jusqu’au cou, aux stratégies prises
par les enfants pour survivre, une fois le père et la mère mis sous les
verrous, leur hold-up commis, mal préparé avec le sentiment, pour le père, de
passer inévitablement inaperçu parce qu’ayant une allure simplement
normale !
Dans la première
partie qui occupe aussi l’essentiel de l’ouvrage, Dell raconte les évènements
qui vont immédiatement précéder et suivre le geste criminel. On y découvre
l’instabilité totale du père, ex officier pilote bombardier de l’US Air Force,
désormais retraité de l’armée et toujours prêt à entrer dans des plans foireux,
incapable de se comporter en adulte responsable, comptant sur l’Etat pour
régler tous les problèmes, y compris ceux qu’il aura directement contribué à
fabriquer. Une mère juive, un peu chétive, vaguement institutrice, tentant de
raisonner un mari qu’elle n’aime plus avant que de capituler en ayant la
quasi-certitude que tout tournera mal. Face à des parents immatures, face à un
drame qu’ils sentent monter, aux menaces et aux pressions qui augmentent et qui
finiront par pousser le père à se lancer dans une aventure fatale, quelle
attitude prendre ? Robert Ford sait rendre ce cocktail d’angoisse et de
questionnements, de stupeur puis de gestes presque fous comme autant de
mécanismes mis en œuvre pour que les deux adolescents composent avec un monde
qui vient de s’écrouler, livrés un temps à eux-mêmes.
La deuxième
partie est consacrée à la nouvelle vie de Dell exilé dans un campement infâme
perdu au milieu de nulle part au Canada. C’est là qu’il fut conduit par une
vague tante contactée par la mère dans un ultime geste de lucidité, tandis que
sa sœur fuguait de son côté vers la Californie. Hébergé par un oncle dandy et
étrange, il sera confronté de près à toutes les bizarreries du monde des
adultes, à leurs mensonges, leurs dissimulations, leurs manipulations, leurs
manigances, petites combines et gros travers. Jusqu’à devenir le complice
indirect et involontaire de meurtres, ultime épreuve qui lui permettra de se
libérer et de trouver sa propre voie.
La dernière
partie, très courte, nous donne à voir comment frère et sœur se sont
débrouillés avec cette adolescence brisée trop tôt, cette succession de
malheurs. Lui s’est reconstruit mais avec de profondes cicatrices. Elle aura
gâché sa vie, l’usant par tous les bouts. Comme un écho romanesque condensé
pour dire l’abîme de vies brisées que des centaines de pages comme autant de
tentatives d’explications qui précèdent n’auront pas réussi à combler. Une
dissymétrie voulue mettant en évidence des vies qui tiennent sur un câble tendu
au-dessus du vide avec la crainte permanente de tomber et le sentiment de n’être
nulle part.
Ce qui frappe
tout au long de cet épais roman, c’est la fêlure que l’on sent vivace,
omniprésente chez Dell. De violence point, mais une insidieuse perturbation, un
accommodement vital avec un certain sentiment de culpabilité, un rejet des
parents qui se traduit sans doute par le besoin inconscient de ne pas avoir
d’enfants, histoire pour les jumeaux de mettre un terme définitif à une lignée
indigne. Rien de cela n’est jamais vraiment exprimé, simplement suggéré comme
un grand mal incurable avec lequel il faudra composer, toute sa vie durant.
Sans être le
livre majeur de Ford, Canada n’en est pas moins un roman dérangeant, sombre
dont on sent bien qu’il pourrait donner lieu à une belle version
cinématographique. Un livre auquel on ne peut rester indifférent et qui
interpelle.
Publié aux
Editions de l’Olivier – 736 pages