La scène inaugurale où le narrateur se retrouve confronté,
dans son salon, à ses deux personnages principaux resurgis du passé et de son
imaginaire est une formidable illustration de la formule d’El Aswany. Pour lui,
il n’y a que des romans morts ou vivants et, assurément, « Automobile Club
d’Egypte » est un roman terriblement vivant, captivant même au point que
vous ne pourrez plus le lâcher.
Comme dans ses deux romans précédents, l’auteur construit
son roman sur une unité de lieu, l’Automobile Club d’Egypte au Caire, de temps
(nous sommes en 1940 dans les années qui préparent et précèdent la révolution
de 1952) et autour d’une floraison de personnages hauts en couleurs.
A cette époque, l’Automobile Club d’Egypte représente en soi
les tensions et les contradictions d’un royaume sur le déclin, d’une société
prête à s’effondrer. Le roi Farouk ne gouverne quasiment plus, préférant
s’adonner aux plaisirs de la chair et de la gastronomie, fréquentant le Club,
symbole de ce que le pays concentre de pouvoir et d’argent, pour y jouer de
frénétiques parties de poker et y sélectionner la fille avec laquelle il
choisira de passer la nuit.
Telle une reproduction miniature du pays, le Club est placé
sous la direction d’un Anglais raciste, détestant les Egyptiens, hautement
antipathique, prêt à tout pour sauver ses intérêts, partageant son temps entre
de vagues occupations professionnelles grassement rémunérées et une maîtresse
fantasque et libre issue de la grande bourgeoisie locale.
Pendant ce temps, les employés du Club, sous-payés et
exploités, survivent grâce à de multiples combines et aux pourboires qu’il leur
faut partager dans des proportions inéquitables avec les chefs du lieu et,
surtout, le tyrannique chambellan du roi qui fait régner sa loi dans la
terreur, la violence et l’humiliation permanentes.
C’est dans et autour de ce lieu historique et que l’auteur a
bien connu, son père en ayant été l’avocat, qu’El Aswany élabore un tissu
convergent d’histoires qui nous racontent la difficulté à vivre pour les
classes moyennes et pauvres, la lente émancipation des femmes, toujours
soumises à des maris qu’elles n’ont pas forcément choisis mais surtout
l’émergence d’un sentiment de liberté, de révolte contre l’occupant britannique
et le despotisme inefficace royal qui conduiront, étape par étape, à la
révolution de 1952.
Bien que relatant, de façon romancée, des faits vieux de
plus de soixante-dix ans, le roman reste d’une éclatante actualité non
seulement parce qu’Aswany ne cesse de dénoncer les dérives politiques dont son
pays est l’objet mais aussi parce qu’il
fut écrit (et interrompu pendant un an, son auteur étant dans la rue à
manifester) sur une période de six ans au cours de laquelle éclata le printemps
arabe qui conduisit au renversement des frères musulmans et au retour des
militaires au pouvoir.
Une façon de nous dire que, comme Marx le proférait déjà,
l’Histoire ne se répète jamais, elle balbutie. Que le changement vient le plus
souvent des masses silencieuses, dont l’union progressive fera la cohérence et
la force mais, qu’au bout, ce seront toujours les plus rusés et les plus
déterminés qui l’emporteront et s’adjugeront les ors et les fastes du nouveau
pouvoir.
Quoi qu’il en soit, El Aswany signe ici un livre superbement
écrit (et traduit), magnifiquement construit, passionnant de bout en bout
mêlant intrigues, passions amoureuses, études psychologiques fines et Histoire
sans jamais relâcher l’attention souriante et exaltée de ses lecteurs. Une
vraie réussite !
Publié aux Editions Actes Sud – 2014 – 541 pages