« Instruments des ténèbres », bien que récompensé
par le Prix Goncourt des Lycéens 1996 et le Prix Inter 1997, n’est probablement
pas l’œuvre par laquelle commencer pour découvrir Nancy Huston pour celles et
ceux d’entre vous qui ne connaîtraient pas encore cette auteur majeure
canadienne d’expression française. Ce livre est en effet d’une grande
complexité de construction et ne se laisse pas facilement aborder. La lecture
des premières pages m’a même, je l’avoue, rebuté au point de me poser la
question de refermer un livre commencé comme une étrange élucubration.
Toutefois, la persévérance paie et le parti-pris de l’auteur
va peu à peu prendre sens au fur et à mesure que se déploient les deux récits
qui se font écho. N. Huston semble avoir conçu son roman comme, entre autres,
une interrogation sur l’écriture, en, particulier sur le rapport que l’œuvre qui
se crée entretient avec son créateur au fur et à mesure de sa gestation.
Pour cela, N. Huston fait cohabiter deux histoires en
parallèle. Celle qui sert de trame au roman repose sur un fait divers
historique, en plein cœur du XVIIème siècle français. Dans cette France très
rurale, dominée par l’Eglise et une certaine brutalité, nous allons suivre
l’histoire haute en couleurs de deux jumeaux, Barbe et Barnabé.
Entre chaque chapitre de ce roman vient s’intercaler un
chapitre où est mis en scène l’auteur supposé de ce roman. Comme Huston, cet
auteur est une femme en crise, à la recherche de ses propres racines, ayant abandonné
des parents eux-mêmes séparés et qui collectionne les amants comme on collectionne
les déboires et les gueules de bois.
Chaque plongeon dans l’intimité de Barbe et Barnabé, est une
invite à descendre dans le moi profond de l’auteur, à l’amener à s’interroger
sur le sens de ses actes, sur la responsabilité qu’elle porte dans la rupture
avec ses parents, sur la raison qui la pousse aussi à avorter systématiquement
des multiples grossesses qu’elle subit. Plus le roman se construit, plus
l’auteur remonte son propre temps inversement en prenant le risque de réveiller
des souvenirs profondément enfouis.
Barbe et Barnabé naissent orphelins comme l’auteur qui,
elle, a rompu les liens avec un père alcoolique et une mère dépressive et
bigote. Le père des jumeaux est inconnu, la mère morte en couches. Les jumeaux
sont aussitôt séparés, Barnabé confié au monastère proche, conditionné pour
devenir un moinillon obéissante et pauvre. Barbe va pour sa part connaître le
sort d’une servante le plus souvent exploitée, rarement aimée. Ballottée d’un
maître à l’autre, elle finira par se faire engrosser par un Maître obsédé
sexuel qui, parce qu’elle dépend entièrement de lui, peut abuser d’elle sans
vergogne.
Barbe se doit de cacher cette grossesse si elle veut
échapper à l’opprobre. Elle en viendra à tuer l’enfant à peine né comme
l’auteur s’acharne à tuer les embryons qu’elle engendre au fil de ses amours
malheureuses.
Plus l’histoire des jumeaux s’enfonce dans l’obscurantisme
de son époque, plus la remontée dans le temps actuel de l’auteur sera
douloureuse, à la recherche désespérée d’un sens. Les références historiques
jalonnent ce roman à deux voies tout comme la réflexion sur le sens de la
musique et son évolution par référence aux œuvres révolutionnaires de Biber,
précurseur de génie en cette fin de XVIIème et début de XVIIème. N. Huston semble
vouloir dire que notre présent trouve
ses racines cachées très loin dans le temps et que nous ne sommes, de fait, pas
en pleine possession de notre libre arbitre.
Certes le propos est loin d’être limpide mais c’est dans une
forme d’hallucination, de parcours chaotique et hanté que la pensée finira par
accoucher d’une œuvre qui niera délibérément la vérité historique comme pour
dire, qu’au bout du compte, nous avons tous le droit de choisir, en bien ou en
mal.
Publié aux Editions Actes Sud -1996 – 409 pages