C’est un double sens qui se cache derrière ce titre
énigmatique apposé sur une couverture nous montrant une peinture naïve, délurée
et joyeuse de couples africains en train de danser et de flirter, préfiguration
symbolique et légère du déferlement de mots et de formules explosives qui nous
attendent au fil des pages de ce roman qui sort totalement de l’ordinaire.
Tram 83, c’est d’abord cette ligne de tramway à Bruxelles,
où Fiston, originaire de la République Démocratique du Congo (RDC), a traîné
quelque temps ses guêtres au cours d’un parcours d’émigré qui finit par le
faire se poser à Graz, en Autriche, où il reçut le premier prix littéraire
jamais attribué par cette cité à un Africain. Une ligne qui ne fonctionne qu’à
la nuit tombée et qui mène vers des lieux créant du lien social pour reprendre
sa jolie formule.
C’est, du coup, devenu le nom du bar de cette Ville-Etat où
se déroule le roman, caricature miniature d’une cité en sécession, symbole du flux migratoire du Sud pauvre vers
le Nord, riche, livrée aux mains d’un Général despote, vivant de l’extraction
des métaux précieux de ses mines exploitées par une armée d’hommes d’affaires
blancs. Dans cette cité où l’on pourchasse les chiens errants et les rats,
faute de viande, tout ce que la ville compte d’artistes, de marginaux, de
voyous ou de riches occidentaux converge le soir venu vers le Tram 83.
Là-bas, les « canetons », des prostituées à peine
pubère et de moins de quinze ans, sont prêtes à tout pour croûter. Les
« filles-mères », les prostituées jusqu’à quarante ans, vous abordent
à coup de formules incantatoires et vidées de tout sens à force d’être
proférées pour ne laisser place à aucune ambiguïté quant aux intentions. Ainsi
« Vous avez l’heure », « J’adore sucer », « Je déteste
les préliminaires » sont-elles autant d’invitations à se rendre aux
toilettes mixtes séance tenante avec celles qui offrent leur charme sans
vergogne.
Dans ce monde interlope et brutal, deux anciens camarades de
fac se retrouvent. Requiem, le voyou, le maître-chanteur, toujours prêt à tous
les trafics pour pouvoir brûler la vie, abuser de sexe et d’alcool. Lucien,
l’écrivain qui a ravi à Requiem sa femme, le rêveur, venu de l’Arrière-Pays
pour raisons politiques, n’acceptant aucun compromis pour conserver son art pur
dans un monde impur et avili par les plus basses pulsions et les compromissions
permanentes.
Deux conceptions de la vie qui ne peuvent que s’opposer.
Deux visions qui permettent à Fiston Mwanza Mujila de se lancer dans un récit
aux allures surréalistes. Car, ce monde louche où tous se mélangent, l’auteur a
eu l’occasion de l’observer une fois le carcan familial quitté la majorité
venue. Lui qui venait d’une famille de sept enfants rigoureusement catholique a
découvert un monde effréné, libre autant que concupiscent. Un monde qui lui
permettait enfin d’écrire « comme on crie dans le vide ou comme on boit
une bière pour le plaisir » selon son expression.
Alors, tous les codes explosent et la langue se fait
vibrante, atomique, colorée à outrance, mêlant des fulgurances hermétiques
dignes de Mallarmé avec du langage automatique à la Raymond Queneau. Les images
sont frappantes et les formules stéréotypées, nombreuses, ponctuent un récit
qui nous emmène à un train d’enfer dans un monde devenu aussi infernal que fou.
Cela secoue et on ne sait pas trop vers quelle destination inconnue nous emmène
ce Tram 83 situé aux abords d’une gare qui a cessé depuis la succession des
guerres civiles de fonctionner correctement.
Nous voici donc en partance vers un pays littéraire du
renouveau qui gratte et bouscule pour notre plus grand plaisir.
Publié aux Editions Métailié – 2014 – 200 pages