D’aucuns
reprochent à Laurent Gaudé de s’inspirer de catastrophes ou de faits de société
graves pour composer ses romans. C’est lui faire un procès d’intention dans un
monde soumis à un bombardement incessant d’informations surtout si elles sont
porteuses de mauvaises nouvelles, de peurs et d’angoisses diverses. Un auteur s’inspire
souvent de sa propre expérience personnelle et, dans le cas de Gaudé, elle est
constituée pour son dernier roman publié de ce dont on nous abreuve, ici le
séisme qui dévasta Haïti en 2012, et d’une étude sur place de la culture et des
multiples croyances vernaculaires.
Il ne faudrait
donc pas voir ce roman comme une énième fiction sur ce tremblement de terre. En
fait, il s’agit plutôt de regarder et de comprendre comment un évènement de ce
type change profondément la façon d’être aux autres ainsi que sa propre
personnalité, sa détermination ou la force de caractère dont on peut, ou non,
faire preuve.
Pour cela,
Laurent Gaudé structure son roman à l’aide de chapitres relativement courts tous
titrés afin de nous indiquer et deux ou trois mots ce dont il va être question,
en trois parties très distinctes.
La première met
en scène la galerie de personnages dont nous allons suivre la vie après,
toutefois, une scène initiale étrange durant laquelle nous assistons à la fois
à la mort d’une jeune femme qui laisse derrière elle deux jeunes enfants et au
surgissement d’un personnage qui semble être l’un des représentants des
divinités vaudou venu délivrer un message ambigu à l’une des sœurs de la
victime, la marquant d’un signe dont on ne sait s’il est une condamnation à
mort ou au contraire un sauf-conduit pour ressortir vivante d’épreuves à venir.
Une scène dont on ne comprendra les divers sens qu’à la toute fin du roman. Une
scène qui indique aussi que, là-bas, à Haïti, la vie est rythmée par une
cohabitation avec les forces cachées sur lesquelles on n’a pas de réelle prise.
Durant toute
cette première partie, nous irons à la rencontre de personnages qui ont décidé
de croquer la vie à pleines dents. Les vieux qui ont survécu à la dictature et
aux tortures se retrouvent autour d’un verre ou de parties endiablées de domino
dans un ancien bordel qui a connu des temps meilleurs et qui n’est désormais
plus que le lieu où l’un de la bande, plus jeune, ramène ses conquêtes d’un
soir pour une nuit d’amour à la seule condition qu’elles soient toutes des
femmes mariées. Les jeunes adultes s’y rencontrent, se tournent autour et se
séduisent. Les élèves infirmières de l’école toute proche viennent aussi y
apporter leur fraîcheur et faire le lien entre les générations. Tous ont une
place dans une société haïtienne qui semble s’être débarrassée de ses démons
politiques, de ses tyrannies ou occupations étrangères pour vivre, chichement
mais de façon heureuse, dans une forme de vie collective trépidante.
La partie
centrale, très courte, illustre le séisme, brutal, inattendu. Un tremblement de
terre qui met l’île par terre (souvenons-nous : plus de trois cent mille
morts ou disparus), l’ouvre en deux, jette tout le monde dehors dans l’angoisse
et la détresse, à la recherche désespérée de celles et ceux qui leur sont chers
et dont on ne sait rien. Mais, Haïti oblige, cette fracture ouverte devient la
faille tellurique à partir de laquelle les morts vont venir hanter les vivants.
D’où une
troisième partie, plus fantastique, radicalement différente de tout ce qui
précède. Du coup, Gaudé y donne la parole aux petits, comme cette gouvernante « Dame
Petit » justement, qui toute sa vie s’est tue pour servir et va désormais
prendre la tête d’un cortège qui traversera Port-au-Prince agglomérant vivants
et morts, les enfermant dans une parade et des danses endiablées jusqu’à ce que
les morts, épuisés, renoncent et retournent là d’où ils viennent permettant aux
vivants de repartir, de reconstruire. D’où le titre. Mais aussi, une partie qui
donne l’occasion aux victimes des tortures des tontons macoutes jamais punies
de régler leurs comptes, la magie vaudou aidant.
Comme toujours,
Laurent Gaudé soigne son style lui qui valide chacune de ses pages en les
lisant à haute voix, les peaufinant et les polissant sans cesse jusqu’à ce qu’elles
passent le test de la parole. Toutefois, on ne retrouve pas ici le souffle d’un
« Eldorado » ou de « La mort du roi Tsongor » par exemple.
Sans doute la
rupture absolue marquée, et voulue, de la troisième partie entraîne-t-elle une
forme de décrochage. On ne comprend pas vraiment ce qui s’y passe et ce n’est
qu’une fois le livre refermé, à tête reposée et quelque temps plus tard que l’on
comprend comment toute la trame forme une cohérence. Ce livre risque donc d’en
dérouter plus d’un mais devrait convaincre au moins une partie des
inconditionnels de l’auteur.
Publié aux
Editions Actes Sud – 2015 – 249 pages