Pendant longtemps, Alan
Turing, à part pour quelques scientifiques, est resté injustement dans l’ombre,
rejoignant ainsi beaucoup de ces hommes et femmes de génie qui ont contribué à
changer le monde sans que ce dernier ne leur rende hommage en retour.
Il est donc amusant de
constater que, de façon quasiment concomitante, sortent à la fois un film sous
le titre de « Imitation Game » et ce livre « L’homme qui en
savait trop » (avec un titre en forme de clin d’œil amusant à Hitchcock)
qui lui sont entièrement consacrés.
Pourquoi ce regain
d’intérêt tout à coup ? Tout simplement parce que Turing est probablement
l’un de ces hommes, avec Einstein et Oppenheimer par exemple, qui
révolutionnèrent le monde au vingtième siècle. Peut-être est-il même le plus
important d’entre tous car c’est au quotidien et de façon exponentielle que
nous voyons et vivons l’impact de ce sur quoi il aura passé sa vie. Car Turing ne
fut rien moins que l’inventeur de l’informatique, donnant son nom à une machine
connue des scientifiques sous le nom de « Machine de Turing ».
Turing fut un archétype
inégalable du génie. Probablement autiste d’Asperger, asocial, homosexuel à une
époque où de telles préférences valaient opprobre et prison, marathonien qui
aurait pu remporter une médaille d’or aux JO vu ses temps d’entraînement, il
publia un premier article à vingt ans qui fit faire un pas de géant dans la
compréhension et l’application de la théorie quantique d’Einstein. Des travaux
complétés par d’autres qui lui valurent d’être repéré par les Services Secrets
de Sa Majesté et d’être enrôlé dans un service regroupant un champion d’échecs,
des logiciens, des cruciverbistes et des spécialistes du codage pour casser Enigma,
le redoutable système d’encodage universel mis au point par les Allemands et
sur lequel l’ensemble des Alliés se cassait les dents.
A force d’obstination, de
détermination contre tous, de réflexions, de tentatives et de traits de génie,
Turing et son équipe finirent par en venir à bout et ceci changea à jamais la
face de la seconde guerre mondiale.
Ce qui rend
« L’homme qui en savait trop » très intéressant (et beaucoup plus
fouillé et crédible que la fiction romanesque et approximative de
« Imitation Game » cependant complémentaire), c’est qu’on suit à la
fois la vie de Turing et les séquences de manœuvres stratégiques et politiques
qui visèrent à vaincre l’Allemagne nazie tout en ménageant un avenir
potentiellement menacé par la tyrannie rouge de Staline. C’est ainsi que l’on
comprend quels sacrifices, comptés parfois en dizaines de milliers de vies,
furent décidés froidement afin d’espérer en épargner des millions
d’autres ; comment certaines batailles furent gagnées grâce aux
renseignements acquis tout en mettant en place un vaste plan visant à enfumer
les Allemands de façon à ce qu’ils ne se doutent jamais que leur formidable
système d’encodage avait été cassé. Ou bien, comment certains mouvements
stratégiques ne visaient à rien d’autres que de faire le plus de morts
possibles en Russie pour affaiblir l’ennemi pressenti de demain.
Vu la sensibilité du
sujet, un silence de plomb fut gardé sur la question dont le secret n’a été
levé que très récemment ce qui explique qu’on n’entendit point parler de Turing
jusque-là.
Or, la vie de Turing est
en soi un véritable sujet romanesque comme le montrent les deux auteurs. Un
sujet qui devient le séduisant prétexte à nous plonger au cœur du Googleplex où
un homme, le fondateur de Google, un autre génie en train de changer le monde
et de le marquer de son emprise tentaculaire, a mis au point d’inquiétantes
machines permettant à la fois de prolonger la vie sur des centaines d’années et
d’interpréter de façon hyperréaliste le passé, donc de comprendre pourquoi et
comment Turing fut retrouvé mort, à même pas quarante ans, à côté d’une pomme à
peine entamée et empoisonnée.
La thèse officielle est
celle du suicide. Celle des auteurs est toute autre et, qu’on y adhère ou non,
permet de comprendre en quoi la seconde guerre mondiale déboucha sur la guerre
froide et comment la paranoïa mêlée à la culture du secret et à la maîtrise
préventive ou punitive des risques conduit les états à mener des actions dont
on préfère ne rien savoir.
Dans tous les cas, une
fois le livre fait d’un mélange de biographie, de roman et de fiction et
d’enquête à distance ouvert, on s’y plonge totalement, happé par le personnage
et l’Histoire. Un livre diablement intelligent et formidablement fait. Une
vraie réussite !
Publié aux Editions
Robert Laffont – 2015 – 336 pages