10.7.15

Deux amantes au caméléon – Francine Prose


Attention, plonger dans ce fascinant roman de l’auteur américaine Francine Prose est prendre le risque de ne plus pouvoir s’en extraire avant que de l’avoir achevé.

Comme elle l’explique dans un court et instructif avant-propos, tout est parti de la découverte d’une photo de Brassaï dans une exposition, « Couple de lesbiennes au monocle, 1932 ». Une prise de vue où l’on découvre deux femmes attablées dans un bar. L’une porte une robe du soir décolletée, l’autre un smoking et affiche un côté hommasse prononcé.  Cette dernière s’appelait Violette Morris et vécut une véritable vie de roman. Elevée dans un couvent français par des sœurs anglaises, elle devint une athlète professionnelle, fut mise en spectacle au Veld’hilv, s’afficha sur scène dans un cabaret spécialisé dans les spectacles à caractère transsexuel, devint l’une des premières femmes pilotes professionnelles, fut invitée par Hitler aux JO de Berlin avant de se transmuter en un espion qui révéla les défaillances de la Ligne Maginot aux Allemands puis en un agent au service de la Gestapo opérant dans le tristement célèbre hôtel particulier rue Lauriston . Elle finira liquidée par la Résistance en 1944.

Sur la base des bribes d’information qu’on possède sur elle, Francine Prose élabore un roman dont elle est le personnage principal. Un roman où, comme il s’agit de beaucoup imaginer, d’interpréter sans cesse, de combler de grands blancs, Violette Morris devient Lou Villars, une femme qui ose s’afficher habillée en homme tandis que Brassaï se transforme en un photographe hongrois sous le nom de Gabor Tsenyi et que son ami l’écrivain Henri Miller devient Lionel Maine.

Avec une puissance évocatrice remarquable et aidée par le très beau travail de traduction de Dominique Letellier, Francine Prose  nous plonge au cœur d’un Paris nocturne où les artistes survivent grâce à des mécènes tandis que le bruit des bottes et la montée du nazisme dans l’Allemagne voisine présagent de la Seconde Guerre Mondiale imminente.

Bien qu’au centre du roman, Lou Villars ne parle jamais d’elle. C’est à travers celles et ceux qui la côtoient comme employeurs, amantes, témoins directs ou indirects de sa vie que nous tentons de comprendre comment une fille au physique ingrat, homosexuelle déclarée et assumée à une époque encore très prude sur le sujet va se laisser embarquer dans des affaires de cœur auto-destructrices et toutes porteuses, en germes, d’une inéluctable descente aux enfers justifiée à la fois par un désir de vengeance de plus en plus compulsif, un manque de confiance en soi, un besoin de se trouver des guides et un amour aveugle en la supériorité du régime hitlérien.

Chaque personnage inventé ou imaginé sur la silhouette d’un acteur ayant réellement existé porte une densité, une vérité qui ont le pouvoir de nous rendre presqu’un élément immobile de ce qui se déroule sous nos yeux : le spectacle d’une France qui se délite où le luxe tente de continuer d’exister, où les rêves d’artistes se poursuivent alors qu’autour le monde s’écroule de plus en plus. Jusqu’à la prise de conscience ou les circonstances qui pousseront celles et ceux dont on s’en serait attendu le moins à s’engager dans la Résistance sous toutes ses formes.

Voici un livre haletant à découvrir absolument.


Pubié aux Editions Gallimard – 2015 – 472 pages