Attention, plonger dans ce fascinant roman de l’auteur
américaine Francine Prose est prendre le risque de ne plus pouvoir s’en
extraire avant que de l’avoir achevé.
Comme elle l’explique dans un court et instructif
avant-propos, tout est parti de la découverte d’une photo de Brassaï dans une
exposition, « Couple de lesbiennes au monocle, 1932 ». Une prise de
vue où l’on découvre deux femmes attablées dans un bar. L’une porte une robe du
soir décolletée, l’autre un smoking et affiche un côté hommasse prononcé. Cette dernière s’appelait Violette Morris et
vécut une véritable vie de roman. Elevée dans un couvent français par des sœurs
anglaises, elle devint une athlète professionnelle, fut mise en spectacle au
Veld’hilv, s’afficha sur scène dans un cabaret spécialisé dans les spectacles à
caractère transsexuel, devint l’une des premières femmes pilotes
professionnelles, fut invitée par Hitler aux JO de Berlin avant de se transmuter
en un espion qui révéla les défaillances de la Ligne Maginot aux Allemands puis
en un agent au service de la Gestapo opérant dans le tristement célèbre hôtel
particulier rue Lauriston . Elle finira liquidée par la Résistance en 1944.
Sur la base des bribes d’information qu’on possède sur elle,
Francine Prose élabore un roman dont elle est le personnage principal. Un roman
où, comme il s’agit de beaucoup imaginer, d’interpréter sans cesse, de combler
de grands blancs, Violette Morris devient Lou Villars, une femme qui ose
s’afficher habillée en homme tandis que Brassaï se transforme en un photographe
hongrois sous le nom de Gabor Tsenyi et que son ami l’écrivain Henri Miller
devient Lionel Maine.
Avec une puissance évocatrice remarquable et aidée par le
très beau travail de traduction de Dominique Letellier, Francine Prose nous plonge au cœur d’un Paris nocturne où
les artistes survivent grâce à des mécènes tandis que le bruit des bottes et la
montée du nazisme dans l’Allemagne voisine présagent de la Seconde Guerre
Mondiale imminente.
Bien qu’au centre du roman, Lou Villars ne parle jamais
d’elle. C’est à travers celles et ceux qui la côtoient comme employeurs,
amantes, témoins directs ou indirects de sa vie que nous tentons de comprendre
comment une fille au physique ingrat, homosexuelle déclarée et assumée à une
époque encore très prude sur le sujet va se laisser embarquer dans des affaires
de cœur auto-destructrices et toutes porteuses, en germes, d’une inéluctable
descente aux enfers justifiée à la fois par un désir de vengeance de plus en
plus compulsif, un manque de confiance en soi, un besoin de se trouver des
guides et un amour aveugle en la supériorité du régime hitlérien.
Chaque personnage inventé ou imaginé sur la silhouette d’un
acteur ayant réellement existé porte une densité, une vérité qui ont le pouvoir
de nous rendre presqu’un élément immobile de ce qui se déroule sous nos
yeux : le spectacle d’une France qui se délite où le luxe tente de
continuer d’exister, où les rêves d’artistes se poursuivent alors qu’autour le
monde s’écroule de plus en plus. Jusqu’à la prise de conscience ou les
circonstances qui pousseront celles et ceux dont on s’en serait attendu le
moins à s’engager dans la Résistance sous toutes ses formes.
Voici un livre haletant à découvrir absolument.
Pubié aux Editions Gallimard – 2015 – 472 pages