22.4.16

Tous les vivants – Jane Anne Phillips


Toute son enfance durant, lorsqu’ils passaient en voiture du côté de Clarksburg, Jane Anne Phillips entendit sa mère lui dire qu’ils étaient en route pour Quiet Dell (Le Vallon Tranquille »). Un drôle de vallon, en fait, qui fit la une de l’actualité au début des années trente. C’est là, en effet, que furent déterrées cinq des victimes du premier tueur en série jamais découvert et arrêté aux Etats-Unis après qu’il les eut méthodiquement affamées et sauvagement assassinées à l’abri d’une grange qui devint le symbole de l’horreur.

Un fait divers qui marqua profondément la mère de l’auteur que les parents, à l’image de milliers d’autres, amenèrent sur place contempler les lieux de l’indicible pour une Amérique puritaine, plongée dans les affres de la Grande Dépression et encore sous le coup de la Prohibition. Un lieu où la fureur populaire, faute de pouvoir se transformer en lynchage en bonne et due forme du serial killer, prit la forme d’un démontage systématique des lieux immédiatement revendus sous forme de souvenirs morbides aux badauds venus d’un peu partout tenter de comprendre l’indicible et se faire peur à bon compte.

Cette affaire fut tellement célèbre aux USA qu’elle inspira directement le film « La nuit du chasseur » de Charles Laughton.

Comme souvent, derrière le tueur froid et méthodique se cachait un bonhomme affable et indétectable. Un émigré hollandais parlant un Anglais parfait sans la moindre tâche d’accent. Un homme aux identités multiples se faisant passer pour un riche propriétaire terrien, veuf, à la recherche d’une nouvelle compagne. Utilisant les annonces matrimoniales, il avait mis au point un système efficace pour sélectionner ses proies, se concentrant sur des veuves dans la petite quarantaine, disposant d’un peu de bien. Des femmes un peu désemparées, menacées de difficultés financières, en mal d’affection à défaut d’amour et qu’il savait séduire infailliblement à l’aide d’une correspondance compilant les meilleurs moments de la littérature à l’eau de rose. On ne sait d’ailleurs pas combien il fit de victimes si ce n’est qu’il y en eut fort probablement beaucoup plus que les cinq corps découverts à Quiet Dell…

Utilisant des coupures de presse et des photographies de l’époque, Jane Anne Phillips bâtit un roman qui mêle réalité et fiction. Réalité des faits qui servent de trame, pour autant que possible. Puissance de la fiction et de l’imaginaire qu’incarne à la perfection une journaliste fictive, Emily Thornhill, aussi belle que libre et qui devient ici le fer de lance d’une investigation menée main dans la main avec la police du canton un peu débordée par la teneur que prend l’affaire.

Face à l’incarnation de Satan qu’est le meurtrier aux identités multiples, face à une Amérique empêtrée dans des principes moraux et où les Noirs occupent les fonctions subalternes, l’auteur met en scène un quatuor de personnages qui symbolisent le bien, la générosité et la puissance d’un amour socialement prohibé mais rendu possible par la force des sentiments et le désir d’exister. Plus l’enquête s’enfonce dans le sordide, plus la force des liens d’un couple adultère et d’un autre homosexuel se renforce comme un témoignage à peine visible de la nécessité de faire voler en éclats apparences et conventions comme autant de vecteurs du Mal.

La force du livre ne réside pas tant dans la chronique d’un fait divers, même s’il nous tient en haleine, que dans la capacité de l’auteur à plonger au cœur des sentiments et de la psychologie de tous les personnages. Et de faire une chronique criminelle une histoire sociale racontant une Amérique pas si lointaine. Le tout à l’aide d’une écriture classique et lumineuse qui n’est pas sans rappeler un Richard Ford ou un Raymond Carver par exemple.

Un beau livre donc.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2016 – 536 pages