Toute son enfance
durant, lorsqu’ils passaient en voiture du côté de Clarksburg, Jane Anne
Phillips entendit sa mère lui dire qu’ils étaient en route pour Quiet Dell (Le
Vallon Tranquille »). Un drôle de vallon, en fait, qui fit la une de
l’actualité au début des années trente. C’est là, en effet, que furent
déterrées cinq des victimes du premier tueur en série jamais découvert et
arrêté aux Etats-Unis après qu’il les eut méthodiquement affamées et
sauvagement assassinées à l’abri d’une grange qui devint le symbole de
l’horreur.
Un fait divers
qui marqua profondément la mère de l’auteur que les parents, à l’image de
milliers d’autres, amenèrent sur place contempler les lieux de l’indicible pour
une Amérique puritaine, plongée dans les affres de la Grande Dépression et
encore sous le coup de la Prohibition. Un lieu où la fureur populaire, faute de
pouvoir se transformer en lynchage en bonne et due forme du serial killer, prit
la forme d’un démontage systématique des lieux immédiatement revendus sous
forme de souvenirs morbides aux badauds venus d’un peu partout tenter de
comprendre l’indicible et se faire peur à bon compte.
Cette affaire fut
tellement célèbre aux USA qu’elle inspira directement le film « La nuit du
chasseur » de Charles Laughton.
Comme souvent,
derrière le tueur froid et méthodique se cachait un bonhomme affable et
indétectable. Un émigré hollandais parlant un Anglais parfait sans la moindre
tâche d’accent. Un homme aux identités multiples se faisant passer pour un
riche propriétaire terrien, veuf, à la recherche d’une nouvelle compagne.
Utilisant les annonces matrimoniales, il avait mis au point un système efficace
pour sélectionner ses proies, se concentrant sur des veuves dans la petite
quarantaine, disposant d’un peu de bien. Des femmes un peu désemparées,
menacées de difficultés financières, en mal d’affection à défaut d’amour et
qu’il savait séduire infailliblement à l’aide d’une correspondance compilant
les meilleurs moments de la littérature à l’eau de rose. On ne sait d’ailleurs
pas combien il fit de victimes si ce n’est qu’il y en eut fort probablement
beaucoup plus que les cinq corps découverts à Quiet Dell…
Utilisant des
coupures de presse et des photographies de l’époque, Jane Anne Phillips bâtit
un roman qui mêle réalité et fiction. Réalité des faits qui servent de trame,
pour autant que possible. Puissance de la fiction et de l’imaginaire qu’incarne
à la perfection une journaliste fictive, Emily Thornhill, aussi belle que libre
et qui devient ici le fer de lance d’une investigation menée main dans la main
avec la police du canton un peu débordée par la teneur que prend l’affaire.
Face à
l’incarnation de Satan qu’est le meurtrier aux identités multiples, face à une
Amérique empêtrée dans des principes moraux et où les Noirs occupent les
fonctions subalternes, l’auteur met en scène un quatuor de personnages qui
symbolisent le bien, la générosité et la puissance d’un amour socialement prohibé
mais rendu possible par la force des sentiments et le désir d’exister. Plus
l’enquête s’enfonce dans le sordide, plus la force des liens d’un couple
adultère et d’un autre homosexuel se renforce comme un témoignage à peine
visible de la nécessité de faire voler en éclats apparences et conventions
comme autant de vecteurs du Mal.
La force du livre
ne réside pas tant dans la chronique d’un fait divers, même s’il nous tient en
haleine, que dans la capacité de l’auteur à plonger au cœur des sentiments et
de la psychologie de tous les personnages. Et de faire une chronique criminelle
une histoire sociale racontant une Amérique pas si lointaine. Le tout à l’aide
d’une écriture classique et lumineuse qui n’est pas sans rappeler un Richard
Ford ou un Raymond Carver par exemple.
Un beau
livre donc.
Publié aux
Editions de l’Olivier – 2016 – 536 pages