Ils sont quatre
adultes en manque de repères, plus ou moins perdus dans leurs démons
intérieurs, peu ou prou en butte avec leurs responsabilités professionnelles,
tous au bord d’un précipice dans lequel certains sont tombés tandis que
d’autres ne le voient pas encore clairement. Tous se sont connus, beaucoup plus
jeunes, au Conservatoire, pratiquant leurs instruments à un niveau
semi-professionnel avant de bifurquer vers des horizons a priori moins risqués.
Leur amitié, il
la cultive en pratiquant le quatuor à cordes ensemble. Jouer est comme une
suspension du temps, comme un refuge dans un monde fait uniquement de sons,
d’écoute mutuelle, de plongées au plus profond de soi à la recherche de la
juste émotion, celle voulue, demandée par un compositeur mort depuis des
siècles mais qui a laissé des consignes très précises sur des partitions qu’il
faut savoir comprendre, décoder, nuancer afin d’en délivrer un des possibles et
presque innombrables messages.
Pendant ce temps,
le monde où ils vivent, une grande ville quelconque, anonyme, des Pays-Bas
s’agite. Un monde quasi-contemporain mais dans lequel le mépris envers l’humain
semble avoir atteint un degré de paroxysme et de cynisme au bord duquel nous
nous situons. Un monde où l’on peut tuer des enfants dans un accident de car
scolaire sans avoir à rendre de compte. Un monde où l’on se débarrasse de
gêneurs en faisant s’écraser une nacelle en direct. Où soigner les personnes
âgées se pose comme une interdiction aux médecins généralistes sommés de
transmettre ces patients à des centres spécialisés ; des agents municipaux
se chargent de les recenser et de les débarquer de chez eux pour les parquer
dans des mouroirs. Un monde où les politiques ont perdu depuis longtemps toute
notion d’intérêt général pour ne s’occuper de leurs intérêts particuliers.
Un monde plein de
menaces où la peur de l’autre plane. Un monde duquel se tient isolé un vieil
homme qui fut un violoncelliste virtuose, professeur respecté de plusieurs des
membres du quatuor, parce que son genou arthritique le laisse cloué chez lui
dans l’angoisse d’être enlevé de force et expédier avec ces gériatres dont la
société cherche à se débarrasser.
Dans cet
environnement inquiétant, seule la recherche de profit, l’efficacité tous
azimuts comptent. Peu importent les dégâts sur la culture, la santé, la liberté
de choisir, voire la vie humaine tout court. Pendant que le quatuor répète, un
drame que nous ne pressentons quasiment pas se prépare. Il va donner lieu à une
fin inattendue dont la violence totale, brutale, aveugle n’est rien d’autre que
le révélateur des mécanismes de ce monde que dénonce Anna Enquist comme celui
qui nous attend si nous n’y prenons pas garde et que nous ne dressons pas pour
exprimer notre refus collectif.
La grande romancière
et également pianiste et thérapeute qu’est Anna Enquist nous interpelle sur la
place de l’humain au sein de nos sociétés modernes. L’humain dans ce qu’il a de
dimensions affectives, amicales, compassionnelles, culturelles comme dans ce
qu’il a de pire : le mensonge, l’égoïsme, l’accaparement, la brutalité et
la férocité. Un livre surprenant, parfois éprouvant, qui, sous des dehors et
des prémices qui se cachent, exprime tout le potentiel explosif et destructif
qui nous entoure.
Publié aux
Editions Actes Sud – 2016 – 304 pages