Outre-Terre : c’est
le nom que donnent les Russes à cette enclave que s’est approprié Staline, la
prélevant sur le territoire de l’ex Prusse Orientale au titre des réparations
de guerre pour les ravages et les millions de morts causés par l’armée
allemande lors de la Seconde Guerre Mondiale. Une enclave séparée désormais de
la Russie par la Pologne et les Pays Baltes, un territoire qui fut vidé de ses
populations allemandes, renvoyées de l’autre côté de la frontière pour y
installer des migrants venus de toutes les Fédérations de l’URSS.
C’est sur ce bout de
terre quelque peu hostile qu’eut lieu la bataille d’Eylau, en 1807. Après
s’être rendu une première fois sur place en 1991, Jean-Paul Kauffmann était
revenu un peu hanté par la vacuité de ces lieux chargés d’Histoire où la
présence allemande, pendant sept siècles, restait clairement visible malgré les
constructions hideuses soviétiques. Aussi, en 2007, à l’occasion du
deux-centième anniversaire de la bataille, décide-t-il de s’y rendre à nouveau
mais en famille cette fois-ci, accompagné de sa femme et de ses deux enfants,
adultes. Une cellule familiale bientôt complétée par une jolie guide et
traductrice, Julia, chargée de les encadrer et de les accompagner.
Pour Kauffmann, bien que
membre d’une société des amis de Napoléon, il ne s’agit pas vraiment de
commémorer quoi que ce soit ; plutôt de tenter de comprendre la façon dont
cette bataille que les livres d’Histoire et la vision officielle semblent
prudemment écarter a bien pu se dérouler. En homme de culture, Kauffmann vient
avec des bagages qui s’appellent « Le Colonel Chabert » de Balzac,
l’immense poème « Le Cimetière d’Eylau » d’Hugo mais aussi, et
surtout, le tableau du peintre Gros, exposé au Louvre dont nous allons
comprendre, grâce à la méticuleuse observation de l’auteur tant de l’œuvre que
sur le terrain, qu’il constitue un message annonciateur de la perte à venir de
l’Empereur.
Etrange bataille que
celle d’Eylau. Elle fut la plus grande boucherie de toute l’histoire militaire
jusqu’alors, laissant des dizaines de milliers de morts côté russe et français.
Des morts tombés dans des corps-à-corps à la baïonnette ou bien fauchés à quasi
bout portant par le plus gros déferlement d’artillerie jamais entendu à
l’époque. Une bataille qui coûta une douzaine de généraux parmi les meilleurs à
Napoléon et où il dut, pour la première fois, faire donner ses troupes d’élite,
la Garde Impériale, pour se sortir d’une impasse qui faillit lui être fatale.
Car, pour les Russes, Eylau
est une victoire tandis que, côté Français, il en est de même. C’est dire
l’indécision d’une bataille menée par moins quinze degrés selon des règles non
imposées par Napoléon, une première, sous une tempête de neige presque
permanente qui rendit mouvements de troupe et observation des plus erratiques
au point de provoquer de multiples et inattendus retournements de situation. D’ailleurs,
Napoléon indiquera dans le récit officiel qu’il rédigea de sa main que
« La victoire m’est restée », étrange formule qui dit l’indécision
d’autant que le chef militaire ajouta qu’elle causa des pertes immenses de part
et d’autre.
Passant de façon
intelligente et documentée de la relation de cette aventure guerrière à celle
d’un voyage familial qui réserve son inépuisable lot de surprises, Jean-Paul Kauffmann nous livre une somptueuse
réflexion sur les limites du pouvoir et de l’hagiographie, sur l’incapacité à
savoir interpréter des signes quand on semble aveuglé par une obsession, sur la
place de l’homme au sein d’une nature hostile dominée par une église qui a
traversé les siècles, seul point de repère vertical dans une morne plaine,
symbole d’un entre-deux mondes interdit et qui se refuse à toute tentative
d’exploration. Un superbe récit.
Publié aux Editions
2quateurs – 2016 – 332 pages