Ce flot sombre qui monte
et auquel nous sommes tous, inexorablement, promis n’est autre que la mort,
cette ultime promesse pour mettre fin à toute vie, petite ou grande, longue ou
courte, célèbre ou anonyme. C’est aussi, métaphoriquement parlant comme un écho
au thème central du livre, la montée des eaux boueuses qu’induit un hiver
inhabituellement et outrageusement pluvieux submergeant de façon menaçante des
parties entières d’un Royaume-Uni que sillonne de long en large Fran Stubbs.
Une pluie contre laquelle on ne peut rien si ce n’est se résoudre avec une
sorte de crainte plus ou moins exprimée face au caractère inexorable de ce sur
quoi nous n’avons aucune prise. Une pluie contre laquelle la fille de Fran
tente de se protéger, isolée dans sa vieille et petite bâtisse en bord de canal
au Pays de Galles. C’est aussi la montée redoutée de la mer depuis qu’une série
de violents tremblements de terre font craindre le surgissement d’un nouveau
volcan au large des Iles Canaries. C’est là-bas que se trouve d’ailleurs le
fils de Fran, présentateur télévisé spécialisé en émissions dédiées à l’art et
actuellement au chômage.
Fran est une petite
septuagénaire dont l’énergie est toute entière consacrée aux autres. Quand elle
ne se soucie pas de ses enfants, elle court auprès de son ex-mari, ex-chirurgien
célèbre. Cloué chez lui, malade et en fin de vie, elle le fournit en plats
cuisinés autant pour se disculper d’une faute imaginaire que pour se donner une
raison de vivre et d’être appréciée. Mais, surtout, ce qu’aime par-dessus tout
Fran c’est parcourir en tous sens le Royaume-Uni au volant de sa petite Peugeot.
Travaillant pour une Fondation, percevant ainsi un complément de revenu aussi
indispensable que bienvenu, elle visite les maisons de retraite qui fleurissent
depuis que la population vieillit en devenant dépendante. Son objectif :
le bien-être des seniors.
Elle aurait pu choisir,
comme beaucoup d’autres, de se poser et d’ailleurs la tentation de le faire
dans une de ces maisons modernes et pratiques surgit parfois dans son esprit.
Tentation qu’elle ne cesse de rejeter sous mille motifs préférant les désagréments
de son appartement solitaire dans un quartier peu amène de Londres au charme
d’une villégiature pour vieillards cacochymes.
Autour de Fran gravitent
de nombreux autres seniors auxquels elle est toujours directement ou
indirectement liée. Certains ont fait le choix d’une de ces maisons de retraite
qu’elle visite, d’autres celui de l’indépendance jusqu’à ce que cela devienne
impossible. Beaucoup, presque tous d’ailleurs, sont issus de la classe
supérieure de la société britannique : ex-professeurs d’université,
ex-chercheurs, ils sont passionnés d’art en tous genres, cultivés. Parfois, ils
restent brillants même si le déclin se manifeste, inexorablement.
Au sein de cet univers,
Margaret Drabble nous emmène dans un lent récit brillant sur les mystères, les
contradictions, les joies mais surtout les douleurs que nous réserve la
vieillesse. Truffé de citations de la littérature anglaise (Shakespeare, Yeats
beaucoup) ou internationale (Simone de Beauvoir, Le livre des Tibétains etc…),
ce voyage entre les générations et les îles pluvieuses de la perfide Albion ou
ensoleillées des Canaries est avant tout une invitation à réfléchir au sens de
la vie, à la place accordée à la mort, à la façon dont nous nous y préparons. A
ce titre, la préoccupation de trouver la bonne épitaphe, le bon mot pour
conclure son existence devient un trait commun pour résumer au mieux des
existences qui, peu à peu, s’éteignent. Comme un leitmotiv mi-sérieux
mi-comique visant à nous faire prendre conscience du caractère temporaire de
notre présence sur terre. En sillonnant les villes et les campagnes anglaises,
Fran se fait aussi l’observatrice et le vecteur d’une analyse sociologique d’un
pays en pleine transformation, où le coût de la vie devient prohibitif et celui
pour avoir le droit de mourir dignement tout autant, à titre individuel comme
collectif.
Margaret Drabble signe
ici un roman d’une grande profondeur, d’une érudition ahurissante, d’une
intelligence rare. Un chef-d’œuvre.
Publié chez Christian
Bourgeois Editeur – 2017 – 452 pages