Dans une courette pousse
un grenadier. Sous le soleil de l’Irak, il fait croître ses fruits rouge sang
désaltérants et offre son ombre bienfaisante pour quelques minutes de repos.
Cet arbre a un secret car sa source de jouvence il la tire de la mort. En effet,
dans la rigole qui l’abreuve coule l’eau avec laquelle les morts auront été
lavés par trois fois, selon un rite immuable, soigneusement préparés et
parfumés avant d’être enroulés dans un triple linceul, mis en cercueil et
enterrés. Car nous sommes chez le laveur de morts chiite de Bagdad, un métier
que le père de Jawad, comme des générations entières avant lui, exerce par
tradition, par bonté d’âme et conviction religieuse aussi.
Un métier que Jawad ne
veut pas perpétuer lui qui rêve de Giacometti, de sculpture, de dessin et d’art
de façon générale. Le premier défi qui attendra le jeune homme sera d’imposer
son choix, d’échapper à l’emprise familiale pour vivre sa vie et sa passion. Un
défi qui trouvera une nouvelle justification quand il rencontrera celle qui
allait devenir son amante, son égérie et, plus tard, son épouse.
Mais, la vie n’est jamais
un long fleuve tranquille et la maladie combinée aux guerres successives qui
embrasent l’Irak et la région vont briser les rêves de Jawad et le ramener,
malgré lui, vers ce à quoi il était inéluctablement promis.
L’incroyable force qui
habite ce superbe roman est de parvenir à mener trois récits en parallèle, tous
se nourrissant des autres, tous illustrant la façon dont nos vies se trouvent
contraintes par des puissances, des poids, des actes qui nous dépassent. Le
tout sublimé par une langue d’une rare éloquence aux accents poétiques
subtilement enchanteurs.
Tantôt, nous suivons le
lavage des cadavres que nous décrit avec minutie et une douce retenue l’auteur.
Des cadavres dont l’état ne cesse de se dégrader et le nombre d’exploser au fur
et à mesure que les guerres militaires puis civiles et religieuses plongent
l’Irak dans un inextricable chaos. Tantôt nous assistons à des scènes d’une vie
quotidienne dérivant en une absurdité totale où seule la violence et le
fanatisme aveugle semblent servir de règle de conduite. C’est la destruction
progressive physique, mentale, religieuse, économique et politique d’un pays de
culture, d’histoire et de sagesse que nous donne à voir un auteur qui a fui son
pays depuis près de trente ans pour vivre et enseigner aux Etats-Unis. Enfin,
dans de courtes séquences d’une grande puissance, c’est au cœur des rêves de
Jawad que nous nous trouvons. Des rêves au départ d’espoir et de vie qui, au
fur et à mesure que la situation empire et l’espoir s’évanouit, se transforment
en immondes cauchemars.
Malgré l’horreur, malgré
la mort omniprésente, Sinan Antoon réalise un hymne à la vie. Il nous dit que
continuer d’espérer, maintenir les traditions, et, surtout, vivre pour un art
quel qu’il soit restent les meilleures armes contre toute forme de barbarie.
Un livre absolument
magnifique.
Publié aux Editions Actes
Sud – 2017 -320 pages