Entre approche
philosophique, récit de science-fiction et d’anticipation, le romancier et
philosophe lituanien Jaroslav Melnik nous propose une dystopie plutôt bien
ficelée et des plus intéressantes.
A une époque incertaine
de la nôtre, les humains peuplant encore notre planète naissent et vivent
aveugles. Placés sous l’autorité d’un Gouvernement unique et central qui
contrôle et organise tout (travail, études, nourriture, transports, santé, sécurité
etc…), ils vivent au sein d’une Mégapole dont ils ne savent presque rien.
Depuis des lustres, tous sont en effet convaincus, grâce à un endoctrinement
efficace, qu’il n’existe qu’un espace proche : celui dans lequel ils
évoluent. Ainsi, tous croient que les formes géométriques des objets
appréhendés par le toucher n’ont aucune existence réelle et ne sont qu’une
projection mentale illusoire. De même, toute idée de déplacement dans l’espace
est un leurre car il n’y a, par définition, qu’un espace proche à l’intérieur
duquel ils évoluent tout au long de leur vie.
Pourtant, de temps en
temps, un humain naît avec la faculté de voir. Celle-ci survient brutalement et
provoque inéluctablement un choc pour l’individu qui constate qu’il existe un
espace lointain. La conséquence en est inéluctablement l’effondrement de
l’identité personnelle et sociale puisque le principe fondateur même de
l’existence est ainsi remis en cause. Ce risque, le Ministère du Contrôle qui
veille au fonctionnement harmonieux de la Mégapole ne peut le courir. C’est
pourquoi, tous les individus frappés de ce syndrome rare, comme l’étudiant au
centre du roman, Gabr Silk, sont immédiatement repérés, exfiltrés et traités
pour les ramener à une cécité nécessaire au motif de traiter une psychose hallucinatoire.
Sur ce principe, Jaroslav
Melnik construit un roman haletant puisque Gabr va se retrouver au centre d’un
conflit mettant aux prises aveugles au pouvoir, une bande d’aveugles ex-voyants
menant une guérilla terroriste et ceux qui, véritablement, contrôlent ce monde.
De même qu’il existe des enjeux collectifs majeurs et vitaux entre les groupes
qui s’opposent ou s’exploitent, de même Gabr devra faire une succession de
choix structurants, et souvent se les voir imposés, qui décideront de sa vie.
Au-delà des péripéties du
genre, au demeurant parfaitement agencées par un recours intelligent à une
alternance de récits, d’interviews, de textes sacrés, d’articles de presse
etc…, tout l’intérêt du livre est de nous amener à réfléchir sur des thèmes
tels que le glissement lent et inéluctable du sécuritaire vers le
totalitarisme, la légitimité de la révolte, le racisme et l’esclavage, le libre
arbitre ou bien encore les croyances et
les dogmes qui sont les ingrédients de base à tout régime politique quel qu’il
soit.
Malgré des traits parfois
très – trop appuyés – rappelant que l’auteur est lui-même issu d’une famille
dont les parents, sous le régime communiste, ont été envoyés au goulag,
« Espace lointain » constitue une belle surprise qui mérite le détour.
Publié aux Editions
Agullo Fiction – 2017 – 313 pages