Il fallait une bonne dose
de culot et de documentation informée pour oser ce roman aussi original que
croustillant. Du côté de la rue du Mont-Thabor, rien ne va plus à l’Hôtel
Meurice en ce mois de Mai 1968. Pensez donc, à l’instar de cette agitation
bruyante et inquiétante qui secoue la rive gauche de la Seine portant les
étudiants à affronter les forces de l’ordre à coups de barricades et de slogans
ravageurs, voici que le personnel de tous les palaces parisiens s’est mis en
grève. Au Meurice il vient d’être décidé de l’éviction du Directeur pour goûter
au plaisir un peu effrayant de l’autogestion.
Une situation insensée et
impensable pour un monde habitué aux pas feutrés, au luxe et au service
hyper-personnalisé. Un casse-tête aussi alors que la milliardaire Florence
Gould, qui vit sur place dans une suite à l’année, doit organiser son
traditionnel déjeuner au menu aussi immuable que peu appétissant afin de
remettre le Prix littéraire Roger Nimier. Annuler est inimaginable envers une
si bonne cliente habituée à distribuer de généreux pourboires à longueur de
temps.
Comment faire pour
convaincre le personnel de maintenir à ce qui s’apparente typiquement à l’une
de ces traditions bourgeoises que l’air du temps a entrepris de mettre à
bas ? Comment, une fois l’accord arraché, concocter un menu pour une fois
fastueux et qui sera en réalité un acte révolutionnaire implicite alors que
Paris commence à manquer de tout ? Cette année le lauréat est un jeune
romancier, un grand jeune homme maigre, timide, rêveur et malhabile à
s’exprimer. Un certain Patrick Modiano pour son premier roman « La place
de l’étoile ».
Réunir une tablée
comportant une vingtaine de convives de qualité est une gageure lorsque les
invités déclinent les uns après les autres, préférant surveiller leurs
coffres-forts en Suisse plutôt que de s’aventurer dans une ville en pleine
révolution. Alors pour compléter ceux qui auront bravé les manifestations, ces
quelques académiciens, auteurs, éditeurs tous plus réactionnaires les uns que
les autres, on aura l’idée de convier Dali et Galia qui occupent avec faste et
ostentation l’une des suites du Meurice ainsi qu’un obscure Notaire de
Province. Ce sera le déjeuner des barricades perpétuant une tradition bourgeoise
envers et contre tout, un acte inconscient de résistance mais surtout, un moyen
de se reconnaître comme étant du même, et bon, monde.
Pendant que Paris
s’échauffe et que le gouvernement menace de tomber aux mains des Rouges ou pire
des anarchistes, tout ce petit monde continue de tourner en rond dans un
entre-soi aussi superficiel que détestablement hypocrite. De petits drames
personnels se jouent alors que l’avenir du pays est en jeu. Car, au fond,
presque aucun des convives n’a cure ni de l’auteur ni de la milliardaire que
l’on ne se prive d’ailleurs pas de railler dans son dos. Seul compte de figurer
comme un invité distingué de la masse.
Cela donne un roman
hilarant, décapant et qui nous donne à voir une page véridique de la petite
histoire au moment où la France menaçait de vaciller. Un tour de force
littéraire qui mérite un grand coup de chapeau !
Publié aux Editions
Grasset – 2017 – 232 pages