6.9.18

Le déjeuner des barricades – Pauline Dreyfus



Il fallait une bonne dose de culot et de documentation informée pour oser ce roman aussi original que croustillant. Du côté de la rue du Mont-Thabor, rien ne va plus à l’Hôtel Meurice en ce mois de Mai 1968. Pensez donc, à l’instar de cette agitation bruyante et inquiétante qui secoue la rive gauche de la Seine portant les étudiants à affronter les forces de l’ordre à coups de barricades et de slogans ravageurs, voici que le personnel de tous les palaces parisiens s’est mis en grève. Au Meurice il vient d’être décidé de l’éviction du Directeur pour goûter au plaisir un peu effrayant de l’autogestion.
Une situation insensée et impensable pour un monde habitué aux pas feutrés, au luxe et au service hyper-personnalisé. Un casse-tête aussi alors que la milliardaire Florence Gould, qui vit sur place dans une suite à l’année, doit organiser son traditionnel déjeuner au menu aussi immuable que peu appétissant afin de remettre le Prix littéraire Roger Nimier. Annuler est inimaginable envers une si bonne cliente habituée à distribuer de généreux pourboires à longueur de temps.
Comment faire pour convaincre le personnel de maintenir à ce qui s’apparente typiquement à l’une de ces traditions bourgeoises que l’air du temps a entrepris de mettre à bas ? Comment, une fois l’accord arraché, concocter un menu pour une fois fastueux et qui sera en réalité un acte révolutionnaire implicite alors que Paris commence à manquer de tout ? Cette année le lauréat est un jeune romancier, un grand jeune homme maigre, timide, rêveur et malhabile à s’exprimer. Un certain Patrick Modiano pour son premier roman « La place de l’étoile ».
Réunir une tablée comportant une vingtaine de convives de qualité est une gageure lorsque les invités déclinent les uns après les autres, préférant surveiller leurs coffres-forts en Suisse plutôt que de s’aventurer dans une ville en pleine révolution. Alors pour compléter ceux qui auront bravé les manifestations, ces quelques académiciens, auteurs, éditeurs tous plus réactionnaires les uns que les autres, on aura l’idée de convier Dali et Galia qui occupent avec faste et ostentation l’une des suites du Meurice ainsi qu’un obscure Notaire de Province. Ce sera le déjeuner des barricades perpétuant une tradition bourgeoise envers et contre tout, un acte inconscient de résistance mais surtout, un moyen de se reconnaître comme étant du même, et bon, monde.
Pendant que Paris s’échauffe et que le gouvernement menace de tomber aux mains des Rouges ou pire des anarchistes, tout ce petit monde continue de tourner en rond dans un entre-soi aussi superficiel que détestablement hypocrite. De petits drames personnels se jouent alors que l’avenir du pays est en jeu. Car, au fond, presque aucun des convives n’a cure ni de l’auteur ni de la milliardaire que l’on ne se prive d’ailleurs pas de railler dans son dos. Seul compte de figurer comme un invité distingué de la masse.
Cela donne un roman hilarant, décapant et qui nous donne à voir une page véridique de la petite histoire au moment où la France menaçait de vaciller. Un tour de force littéraire qui mérite un grand coup de chapeau !
Publié aux Editions Grasset – 2017 – 232 pages