On sait que Richard Olen
Butler est, sa vie durant, resté hanté par les images de cette période passée
au Vietnam où il fut interprète pour l’armée américaine. Toute une partie de
son œuvre est ainsi consacrée à des récits où imaginaire et réminiscences
s’entrecroisent. Son dernier roman, « L’appel du fleuve », s’inscrit
en partie dans cette veine même s’il se situe en réalité dans un cadre formel
beaucoup plus large.
Comme Butler lui-même,
Robert Quinlan est arrivé au seuil de la vieillesse. Âgé de soixante-dix ans,
il continue d’enseigner l’histoire américaine du XXème siècle dans une
université secondaire de Floride. Une vie en apparence tranquille et aisée
passée au côté de la femme, son épouse, elle-même professeur en sémiologie dans
la même université, qui l’accompagne depuis près d’un demi-siècle. Derrière ces
apparences se cachent en réalité des terreurs, des hontes, des conflits qui
parce qu’ils n’ont jamais été réglés et qu’il s’est évertué à les refouler le
plus soigneusement possible empoisonnent sa vie, transformant certaines nuits
en cauchemars, provoquant des bouffées d’angoisse sans crier gare.
Il suffit le plus souvent
d’un rien pour remettre en branle la machine à culpabilisation. Ce soir-là,
alors qu’il dîne dans un restaurant bobo avec son épouse, ce sera le regard
échangé avec un SDF suivi d’une invitation de Robert à ce dernier à venir se
servir à ses frais qui sera le déclencheur. Tout cela parce que le clochard
fait penser à un ancien militaire, un vétéran comme l’est lui-même Richard. Or
dès que le souvenir de l’armée est évoqué, Richard repense à ces années passées
au Vietnam où il s’engagea comme volontaire dans une fonction a priori lui
garantissant d’être tenu loin du front. Des années de plaisir avec son premier
amour, la jeune et belle Lien. Des années qui finirent aussi dans la souffrance
et l’humiliation lorsque, pour sauver sa peau lors de l’offensive du Têt, il
dut froidement tuer un homme.
Dès lors, Richard Olen
Butler nous plonge dans l’inconscient de personnages dont les vies et les
destins se croisent à distance. Quinlan se débat avec ses souvenirs du Vietnam
jamais avoués et une relation avec un père mourant pleine de non-dit,
d’incompréhension, de crainte et de détestation. Le SDF quant à lui vit un
délire schizophrène qui fait surgir un père terrifiant avec lequel une guerre
permanente semble se livrer, transformant chaque nouveau visage croisé en une menace
potentielle. Quant au frère de Quinlan, il a fui un père militariste encore
ancré dans son passé de soldat au service de Patton lors de la Deuxième Guerre
Mondiale, pour échapper à conscription qui l’aurait envoyé dans la jungle
vietnamienne. Une fuite jamais cicatrisée et qui laisse, un demi-siècle plus
tard, une famille en morceaux. Dès lors, il faudra pour chacun trouver un moyen
de tuer le père, symboliquement parlant, afin de faire sauter un barrage mental
qui inhibe tout travail de pardon à soi-même, aux autres et de reconstruction.
Richard Olen Butler signe
là un roman magnifique, adroitement construit, sautant en permanence dans la
psychée de ses personnages pour amener un dénouement en forme de coup de poing
seul capable de faire briser les lignes.
Publié aux Editions Actes
Sud – 2018 – 271 pages