Il fallait de l’ambition,
de l’érudition et de la persévérance pour se lancer dans la folle entreprise de
vouloir rendre compte de l’Histoire de la Souffrance au long cours. Un nouveau
projet romanesque en trois tomes dont le premier volet est tout juste sorti en
ce début d’année 2019. Le Normalien Tristan Garcia ne manque certes pas de
moyens intellectuels et de talent littéraire pour mener à bien ce qui pourrait
bien être son grand-œuvre.
De la persévérance, il en
faudra sans doute également aux lecteurs qui entreprendront de découvrir le
projet d’un auteur dont chaque nouvelle parution fait jour à un renouvellement
de style et de forme. Car, c’est à plus de sept-cent pages qu’il s’agit de
s’attaquer dans ce premier volet d’une trilogie qui nous entraîne, sous la
forme d’une diachronie, dans toutes les ères de notre planète, sur tous les
continents, toutes les religions et tous les textes fondateurs des mythes, des
croyances et des cultures de l’humanité.
Tout commence aux temps
les plus reculés, ceux au cours desquels le vivant cherchait ses multiples
voies dont aucune encore n’avait conduit jusqu’aux prémices de l’humain. Des
temps déjà où survivre était une préoccupation constante, où la peur –même
embryonnaire pour ces êtres parfois larvaires – tenait lieu de fonctionnement
pour échapper aux prédateurs permanents. A ce titre, les premiers courts
chapitres d’Âmes sont d’une saisissante efficacité. La mort y rôde en tous
lieux et avec elle, mais plus encore avec la vie, c’est la souffrance qui guide
tout et accompagne les moindres actes quotidiens. Souffrir ou faire souffrir
pour mourir ou vivre en quelque sorte. Tristan Garcia s’y révèle un conteur au
style puissant maniant une langue magnifique et presque hallucinatoire parfois.
Lorsque nous sommes
transportés quelques dizaines de milliers d’années plus tard d’abord en Chine
puis en Inde et enfin au Japon médiéval, le récit prend une autre tournure. Il
s’agit désormais d’illustrer, de façon éminemment originale, les grands récits
mythiques qui ont façonné les croyances et les religions des continents les
plus densément peuplés de notre planète. Et, comme tout au long de ces récits
que seuls d’infimes détails relient (un homme au bec de lièvre, un bijou fait
de deux anneaux entrelacés, des couleurs dont les entrelacs nous sont rappelés
en annexe) par-delà le temps et les lieux, c’est aux vaincus que l’auteur donne
la parole. Des vaincus qui souffrent sous toutes les formes : de
privations physiques, de vexations psychologiques, de brimades sociales ou
sexuelles avant d’expirer dans l’indifférence générale. Des vies entières de
souffrance contées dans des récits qui s’étirent à l’image de ces interminables
récits mythiques auxquels l’auteur fait explicitement référence.
Or c’est là aussi que
Tristan Garcia risque de perdre certains de ses lecteurs en raison du
foisonnement de personnages, de la difficulté à en retenir les noms et de la
surabondance d’épisodes de plus en plus improbables – à l’image une fois de
plus des textes fondateurs qu’ils tentent d’illustrer – qui finissent par
rendre la progression pénible et délicate.
Il n’en reste pas moins
qu’avec ce projet, Tristan Garcia s’impose décidément comme un auteur à part,
une figure majeure de la scène littéraire française contemporaine.
Publié aux Editions
Gallimard – 2019 – 713 pages