Jusque-là, Frédéric
Pierucci menait une vie symbolisant la réussite professionnelle. Ingénieur de
formation, il avait au cours de plus de vingt ans de bons et loyaux services
gravi de nombreux échelons chez Alstom dont il dirigeait désormais les
activités mondiales pour les chaudières. Un poste qui l’avait amené à
s’installer avec son épouse et leurs quatre enfants à Singapour. Une fonction
qui nécessitait également, comme pour la plupart des cadres supérieurs et
dirigeants, d’effectuer de nombreux déplacements autour du monde. Prendre
l’avion était un acte banal comme pour ce voyage qui l’amenait pour 48 heures
aux Etats-Unis.
C’était sans compter qu’à
l’arrivée à JFK, un message l’invitait à se manifester et constater qu’un
comité d’accueil l’attendait sur la passerelle. Aussitôt saisi par des agents
du FBI, il est menotté, embarqué dans une voiture et conduit manu militari vers
un des centres du FBI en plein Manhattan. Sur place, un procureur lui indique
de façon peu amène qu’il est accusé de corruption dans une affaire remontant à
plusieurs années et l’invite à plaider coupable et passer un deal. En clair,
devenir un indic au sein d’Alstom pour aider les autorités américaines à
coincer son employeur en échange d’une immunité ou d’une peine symbolique.
Pierucci, se souvenant des consignes reçues lors d’une formation et se
considérant innocent, refuse. Commence alors un enfer qui va durer cinq ans et
le conduire pour deux ans en quartier de haute sécurité aux côtés des pires
criminels emprisonnés sur le sol américain.
Ce que Frédéric Pierucci
va progressivement réaliser, c’est qu’il est en réalité l’otage principal d’une
partie de bras de fer entre le Department Of Justice américain et Patrick Kron,
le PDG d’Alstom. Fort des renseignements accumulés par la NSA et le FBI, les
Etats-Unis disposent en effet de toutes les preuves qu’Alstom, sur instruction
de son PDG, a mis en place un réseau d’agents et d’intermédiaires destinés à
fluidifier les contacts pour emporter des contrats et payer, lorsque nécessaire
(et c’est très souvent le cas dans ce business comme pour beaucoup
d’autres !), des pots de vin. La faute de Pierucci est d’avoir été l’un
des treize signataires obligatoires selon les procédures internes de son
employeur dans une petite affaire en Indonésie. Il n’en a été ni le décideur,
ni l’organisateur, ni le bénéficiaire.
Or au titre du FCPA et
l’extra-territorialité mise en place par les Etats-Unis, ces derniers se sont
arrogés le droit d’attaquer toute entreprise où qu’elle soit dans le monde dès
lors qu’elle utilise des moyens techniques ou monétaires américains dès lors
que des faits de corruption sont soupçonnés. Une énorme entreprise de racket
institutionnel frappant essentiellement des entreprises européennes et
asiatiques, rarement américaines ! Un moyen, comme le découvrira progressivement
Pierucci, aussi pour les Américains de faire main basse sur des joyaux
technologiques et industriels sans coup férir !
Car ici, le but ultime
des Américains dans une guerre économique de l’ombre qui ne dit pas son nom,
est de permettre à General Electric de s’arroger toute l’activité électricité
d’Alstom en faisant cracher Alstom au bassinet d’une énorme amende au passage.
Face au refus de Patrick Kron de négocier comme le DOJ l’y a invité, c’est la
menace physique sur des cadres dont Pierucci est la principale victime, qui va
finir par faire plier Kron qui comprend qu’en ne cédant pas, il risque à son
tour une arrestation et une détention sur le territoire américain à tout
moment.
Malgré le caractère
critique et stratégique des activités d’Alstom (chaudières des centrales
nucléaires, chaudières des porte-avions nucléaires, renseignement satellitaire)
et malgré les actions d’Arnaud Montebourg, alors Ministre de l’Economie, qui
réalise assez vite ce qui est en train de se tramer, les Américains
parviendront à leurs fins.
Au passage, Pierucci aura
servi de bouc émissaire et de lampiste, aura vu sa vie brisée mais sera
également devenu un spécialiste du FCPA au point d’avoir, depuis sa libération,
monté une structure de conseil qui cherche à alerter les Comités Exécutifs des
plus grands groupes français sur les risques encourus et les moyens de s’en
prémunir.
Ecrit comme un polar, ce
livre est passionnant et démontre, à ceux qui en douteraient encore, que nos
meilleurs ennemis ne sont pas nécessairement ceux que l’on croit. Comme l’avait
compris Mitterrand en son temps, nous sommes en guerre économique avec les
Etats-Unis et l’Europe semble encore bien timide pour réagir et se doter de
moyens de rétorsion et de protection. A terme, c’est une vassalisation complète
de nos économies qui nous pend au nez si nous n’y prenons garde.
Publié aux Editions JC
Lattès – 2019 – 396 pages