Jean Echenoz aime à
surprendre ses lecteurs et à les embarquer dans des histoires qui sortent
rapidement des contraintes de la normalité. Ses romans sont des invitations à
imaginer autrement les mondes qui nous entourent ou ceux auxquels nous
aspirons. A ce titre, il y a peu de chance d’être déçu avec cet étonnant
« Au piano ».
Quoi de plus naturel que
de retrouver un pianiste au piano, me direz-vous ? Certes, mais mettons-y,
tant qu’à faire, un véritable artiste, un virtuose célébré de partout, acclamé
pour son jeu et ses prestations. Un homme pourtant jamais totalement satisfait
de ses interprétations, terrorisé pendant les heures précédant ses concerts et
soignant son stress et ses angoisses en consommant force alcool tandis que son
agent et son homme à tout faire s’efforcent de contenir ses élans éthyliques.
En dehors de la musique et de l’alcool, la vie de Max, notre pianiste, est
vide : pas de femme, pas d’amis, pas d’intérêt pour quoi que ce soit sauf
ce regret, vivace, cette plaie jamais guérie pour n’avoir pas su avouer son
amour, encore adolescent, à Rose et être à jamais passé à côté de la femme de
sa vie.
Mais, et nous le saurons
très tôt, la vie bancale de Max n’en a plus pour longtemps puisqu’il doit
mourir dans exactement de vingt-et-un jours. Après le décès du pianiste (dans
une séquence saisissante) , le roman d’Echenoz prend une toute autre tournure.
Celle d’un monde nouveau, obéissant à d’obscures règles non totalement
explicites, où aboutissent les trépassés. Plutôt qu’une image religieuse du
Paradis et de l’Enfer, Jean Echenoz imagine un monde froid, une sorte de
section urbaine gigantesque où aboutissent les défunts. Ils y subissent là des
réparations, font l’objet d’une prise en charge globale et administrative destinée
à statuer, sous une semaine, quant à leur orientation. Deux choix possibles
seulement : une vie en pleine nature dans des conditions relativement
spartiates ou celle d’une nouvelle existence en milieu urbain. Dans tous les
cas, tout contact avec des personnes connues de son vivant y est interdit et il
appartient à chacun de subvenir à ses propres besoins. Voici donc le Paradis et
l’Enfer selon Echenoz comme des reproductions de visions un brin loufoques de
nos pauvres existences terrestres.
Mais, Echenoz oblige,
rien ne se passera comme le modèle l’avait prévu et Max, devenu Paul une fois
remis dans le circuit, nous réservera de délicieuses surprises déclenchant
l’hilarité et la bonne humeur d’un lecteur ravi par les élucubrations
saisissantes d’un écrivain jamais en mal d’imagination et de talent. Un
délice !
Publié aux Editions de
Minuit – 2003 – 223 pages