« La Ferme des Neshov » constitue le deuxième tome d’une trilogie dont le premier volume est paru sous le titre « La terre des mensonges » et dont le troisième opus est attendu pour le mois d’Octobre 2010. Même si vous avez manqué le premier tome, vous pouvez lire avec gourmandise cette deuxième parution qui présente toutes les caractéristiques d’un roman à part entière et vous permettra de découvrir la littérature norvégienne contemporaine.
Dans cet opuscule, il nous est proposé de suivre le destin croisé de quatre personnages principaux. Tor, le père, l’agriculteur assez rustique, ancré dans la tradition et le passé, qui vit à l’ancienne dans une longère au confort minimal dans la promiscuité d’un frère plus âgé, retraité et un peu gâteux. Tor est entièrement dévoué à ses cochons qu’il élève avec un amour d’autant plus grand qu’il est veuf depuis peu, isolé de tout et sans autre passion qu’un alcoolisme méticuleusement dissimulé.
Tor a deux frères cadets avec lesquels il doit s’entendre sur le partage de la ferme et son avenir maintenant que sa femme est morte. Erlend est un homosexuel un peu extraverti, qui vit en couple avec Krummel dans la plus grande fidélité depuis douze ans. Erlend et Krummel sont exclusivement préoccupés par leurs occupations professionnelles et par leur confort matériel. Ils sont aisés, vivent luxueusement dans un superbe appartement au Danemark. Tout dans leur conception de la vie les oppose à Tor, perdu dans sa ferme Norvégienne isolée de tout.
Le troisième frère, Mardigo, est entrepreneur des pompes funèbres. C’est un homme de devoir, d’une conscience professionnelle exacerbée, qui vit seul dans un appartement ordonné mais d’une froideur à l’image de sa personnalité.
Tor a une fille, copropriétaire d’une clinique vétérinaire, spécialiste de psychologie canine qui vit constamment entre deux amants toujours mal choisis et fait la navette entre un père qu’elle a du mal à comprendre et une mère dépressive qui n’est pas la veuve de son père.
Parce que la ferme tenait grâce à l’association des talents de Tor et de sa femme, la disparition de cette dernière va mettre aux prises Tor avec une somme de problèmes dont il est incapable de se tirer. Malgré l’aide financière discrète d’Erlend, les factures s’accumulent et chaque nouvel ennui rend la vie dans l’exploitation de plus en plus difficile, voire insupportable. Tor sombre de plus en plus dans la dépression.
Au fur et à mesure que ces difficultés s’accroissent, Erlend, Mardigo et la fille de Tor, dont le nom n’est jamais mentionné, doivent eux aussi composer avec leurs propres dilemmes, leurs interrogations existentielles ou morales. Ces dilemmes sont d’autant plus anodins qu’un drame est en train de se nouer dans la ferme et dont il n’ont pas conscience.
Pourtant, la ferme semble présenter un point d’ancrage stable qui s’inscrit dans la tradition familiale et la question de sa pérennité se pose d’autant plus que la nouvelle situation n’est en aucune façon stable.
Alors chacun va devoir faire des choix, réviser certaines positions doctrinales, effectuer des renoncements ou des impasses, plus ou moins indépendamment les uns des autres car cette famille est avant tout une collection d’individus plus tournés vers eux-mêmes que vers la structure familiale. Ces tiraillements très modernes sont délicieusement rendus par l’écriture de Anne B. Ragde qui sait dépeindre avec un humour féroce les dilemmes cornéliens que de petites contradictions peuvent engendrer dans des esprits trop occupés d’eux-mêmes. Pourtant, le drame est au coin de la porte et ne va pas manquer de frapper.
Nous ne saurions trop vous conseiller ce roman, récompensé par le Prix des Libraires et des lecteurs, et qui nous a enchanté.
Publié aux Editions Balland – 2010 – 380 pages