15.1.12

L’élégance du hérisson – Muriel Barbery



Difficile de croire que ce roman que, disons-le d’emblée, nous avons respectueusement adoré, ait rencontré le succès qu’il a connu ! Le livre avait démarré difficilement et grâce au travail formidable des libraires, qui lui ont décerné leur Prix littéraire, ce livre ardu, sec mais finalement brillant, drôle, décalé et réservant de grands moments d’émotion, a trouvé peu à peu son public. Il fut réédité une trentaine de fois et vendu à plus de deux cent mille exemplaires. Incroyable pour un auteur jusque là inconnu, modeste et réservée professeur de philosophie du côté de Bayeux.

Muriel Barbery déclarait, lors de ses interviews, qu’elle avait conçu ce livre dans une écriture désordonnée mais en se faisant plaisir à écrire de belles phrases. Surprenants propos car le récit est au contraire fortement construit, la pensée charpentée, puissamment structurée par un travail de réflexion philosophique approfondie. La référence à la philosophie Kantienne ou Hégelienne doit avoir laissé de côté pas mal de lecteurs qui avaient négligé leurs lointains cours de philosophie. Rien de rédhibitoire, bien entendu.

Ce roman est vraiment à part, à tous points de vue. Le thème en est aride, au premier abord. Nous sommes au cœur de la solitude des êtres, dans le monde où les choses doivent être à leur place, réglées sur l’ordre et l’apparence. Renée, cinquante deux ans, est une gardienne solitaire (veuve) dans le très chic VIIe arrondissement de Paris, au 7, rue de Grenelle exactement. Un hôtel particulier divisé en peu d’appartements dont le plus petit fait deux cent mètres carrés et la plupart, plus de quatre cents. Renée vit recluse et entretient son aspect repoussant par une tenue de prolétaire, une coupe de cheveux dantesque, une haleine repoussante. Elle fait hurler son poste de télévision pour corroborer l’idée qu’une concierge est forcément vulgaire et bas du front. Bref, elle a tout de l’anti-héros rébarbatif. Oui, mais derrière cette apparence qui entretient la division des classes entre les propriétaires de la haute (ex-ministre, grand industriel ou critique gastronomique de renom…) et la classe prolétaire au service des précédents, se cache en fait une intelligence et une culture redoutables.

Renée est une férue de philosophie et des plus ardues. Elle est dotée d’une intelligence extrême qui lui fait manier les concepts les plus complexes ou ésotériques comme d’autres le vocabulaire de base. Sa culture artistique est immense et son livre de chevet est « Guerre et Paix » de Tolstoï (comme Muriel Barbery !). Il fut donc normal qu’elle prénommât son chat Léon.

Au quatrième étage vit une adolescente de douze ans, fille de l’ex-ministre et sœur d’un e Normalienne en Philosophie parfaitement antipathique et pathétique de conformisme. Cette adolescente est dotée d’un QI hyperbolique et croit avoir tout compris de la vie des adultes. Comme la vie n’a plus rien à lui apprendre, elle a décidé de se suicider dans quelques mois, le seize juin, jour de son anniversaire. Comme Renée, elle voue une haine absolue au monde et se réfugie dans les concepts qu’elle manie avec une confondante dextérité.

Ce petit monde fondé sur l’ignorance et l’exclusion réciproque va voler en éclats, et avec lui les certitudes enracinées, avec l’arrivée d’un Japonais raffiné qui va découvrir qui se cache vraiment derrière les piquants de ces deux femmes. D’où l’élégance du hérisson, concept sorti de la bouche de notre adolescente.

La trame du roman repose sur un brillantissime duo à distance entre les réflexions intérieures de Renée, profondément intellectuellement élaborées, et le journal intime de l’adolescente. C’est la fulgurance des idées, toujours introduites dans le journal intime, par d’ironiques petits poèmes à la mode japonaise en trois ou cinq vers, qui impressionne. Peu à peu, les pensées s’entrecroisent et tissent une trame qui converge à faire exploser les apparences.  C’est l’intelligence du cœur qui finira par éclore.

Certes, la grande bourgeoisie est brocardée, certes les personnages sont caricaturaux et campés dans leur fonction représentative, mais le style et le plaisir malin que l’auteur prend à gentiment brocarder certains concepts procurent un plaisir rare à déguster une absolue perle littéraire. On ressort ébloui par tant d’intelligence, de subtilité et de brio. Bravissimo !

Recommandé par Cétalir.

Publié aux Editions Gallimard – 356 pages