8.6.12

Où j'ai laissé mon âme - Jérôme FERRARI



Il est des livres qui laissent des empreintes profondes comme les blessures dont à souffrir leurs personnages et comme les hontes qu’on n’a pas pu, su ou voulu contenir plus longtemps. Le dernier roman de Jérôme Ferrari est de ceux là, sans le moindre doute possible.

Dans ce huis clos intime se déroule un condensé de drames dont personne ne peut sortir indemne. Nous voici projetés en 1957, en Algérie. La guerre fait rage. Les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses comme ces filles de joie et leurs clients militaires que l’on vient de retrouver déchiquetés par une bombe placée dans le lupanar. Ou bien comme ce cortège de mariage massacré sur place, sans laisser un seul survivant ni un seul témoin, histoire de faire régner la terreur dans le bled et de contraindre les populations à supporter ceux que le pouvoir nomme des terroristes, comme toujours en ce cas.

Dans ce climat de folie et de terreur perpétuelle, obtenir des renseignements sur l’ennemi est une question fondamentale, vitale au sens propre du terme. Voici l’immense responsabilité qui incombe au Capitaine André Degorce en charge des interrogatoires et de démanteler un par un, minutieusement et laborieusement, les membres d’un réseau terroristes. Un par un, il coche les noms et les cases d’un immense organigramme affiché dans son bureau. Or, on n’obtient pas de renseignements en se montrant aimables. C’est en usant de violence, d’intimidations, de sévices et de tortures, d’exécutions sommaires parfois aussi que l’on parvient à ses fins.

En ce mois de Mars 1957, Degorce vient de mettre la main sur la tête du réseau, un certain Tahar. Une capture encombrante d’autant qu’elle fut exhibée vivante et en bonne santé à la presse. Une capture troublante par le calme et l’autorité naturelle d’un prisonnier conscient du sort que lui réservent les enjeux de pouvoir. Une capture qui met à nu les doutes qui broient de plus en plus souvent Degorce, lui le brillant mathématicien que la seconde guerre mondiale a envoyé à Buchenwald. Lui qui a échappé aux camps vietnamiens après s’être engagé dans l’Armée parce qu’il fallait bien donner un sens à une vie qui l’avait perdu.

Au cours des trois jours de détention de Tahar, la vie de Degorce va définitivement basculer et figurer l’éternelle lutte entre le Bien et le Mal, entre la morale et la nécessité, entre la maîtrise de son destin et le coup du sort.

La force de J. Ferrari est de confronter la vision de Degorce, en tant qu’homme comme en tant que jouet de l’Histoire, à trois points de vue. Celui du Lieutenant Andreani, son ex compagnon d’armes et de détention au Vietnam devenu à Alger le chef de la cellule en charge du traitement des prisonniers une fois qu’on a fini de tirer d’eux ce qui en était attendu. Autant dire, le liquideur, l’homme en charge des basses-œuvres. Bien des années après la fin de ces inutiles conflits, Andreani s’adresse à distance à son supérieur, Degorce. Andreani est un cynique, à la fois admirateur de son supérieur à qui il doit la survie aux camps viet et détestant ce que Degorce devint à Alger au terme de la détention de Tahar. Ses mots sont d’une dureté rare et traduisent tout le mépris d’un homme qui savait avoir perdu son âme et qui passa le reste de son existence à tenter de le dissimuler à tous, blessant ses hommes et compagnons souvent sans même s’en rendre compte.

Celui de Degorce lui-même qui nous conte chacune de ces trois journées, bien marquées dans le livre et introduites par une référence aux textes évangéliques comme la preuve d’une trahison aux valeurs chrétiennes et humaines les plus fondamentales et ciment de notre société. Degorce devient alors une sorte de Pilate des temps modernes. Entre chaque journée figure la diatribe d’Andreani et qui met à nu la personnalité de plus en plus putride et nauséabonde de Degorce. En voulant se comporter en pair avec Tahar, en lui faisant rendre les honneurs militaires, Degorce tente de sauver vainement le peu qui lui reste de libre arbitre et d’âme emportée par les horreurs auxquelles il lui faut se livrer ou consentir. Chaque rebuffade n’en devient du coup qu’une nouvelle manifestation d’un caractère qui a perdu ses repères, ses valeurs et ses croyances et nous montre un homme et un officier en pleine dérive, se trahissant comme il trahit tous les siens.

Celui de son épouse enfin, de dix ans son aînée, rencontrée par hasard au sortir de Buchenwald. Une abîmée de la guerre elle aussi et qui se comporte plus en mère qu’en épouse. D’elle, on ne connaît que les lettres donnant de nouvelles anodines d’une famille qui attend son retour ; puis, à la fin, son inquiétude à ne lire que de froides réponses de son mari, incapable d’écrire ce qu’il va et ne croyant pas un mot de ce qu’il écrit. Une femme qui soupçonne le pire mais n’ose vraiment l’envisager. Une femme qui offre une consolation impossible par la distance physique et psychique.

Degorce fut comme un frère pour Andreani. Mais c’est Caïn qui tua Abel. Et depuis, Caïn cherche son âme qu’il sait avoir laissée là-bas, en Algérie.

Un livre éblouissant par sa construction, son style et la profondeur des sujets qu’il aborde. Qui sait ce que nous aurions fait à leur place ….

Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 154 pages