Quelle attitude prendre quand, en tant
qu’écrivain, on s’est commis à écrire une fiction qu’en tous points on
abhorre ? C’est à cette question complexe que Percival Everett s’attelle
avec une maestria remarquable dans un livre aux multiples niveaux de
construction et de lecture.
Theolonious Monk Ellison est un écrivain noir
issu de la classe moyenne supérieure afro-américaine. Par bien des côtés (le
métier choisi, le prénom inhabituel, la spécialisation dans la linguistique et
l’analyse littéraire contemporaine et bien sûr la race), « Monk » est
sans doute une auto-projection de l’auteur lui-même.
Monk est un écrivain exigeant, spécialiste de
Barthe, Foucault et d’une façon générale des artistes qui ont constitué
l’avant-garde des années soixante-dix. C’est aussi un écrivain frustré de
n’avoir jamais été reconnu pour ses nombreuses œuvres trop pointues et qui,
souvent, puisent leur inspiration dans l’antiquité pour remettre en scène des
philosophes qui débattent avec passion de thèmes actuels.
Monk vit seul et s’évade en pêchant la truite
en ruisseau et en travaillant le bois. Parce que sa mère, veuve, devient peu à
peu sénile, que son frère aîné vit un divorce houleux après avoir révélé son
homosexualité à son épouse et à ses enfants et que sa sœur, médecin, se fait
brutalement assassiner par des ultra anti-avortements, Monk va devoir du jour
au lendemain assumer seul la charge physique et financière d’une famille incapable
de s’en sortir par elle-même.
Pressé par l’urgence financière, acculé par
son agent à sortir un livre qui le rapproche enfin d’un lectorat plus large à
l’instar d’un roman moins abscons publié à ses débuts et qui lui avait valu un
certain succès, Monk décide par dérision et par colère de rédiger un roman dans
la veine du best-seller du moment. Un roman réaliste, écrit dans la langue des
ghettos noirs, à la violence aveugle, nul littérairement.
Comme ce modèle qui représente tout ce qu’il
déteste au plus haut point, le livre de Theolonious, de pure fiction, met en
scène un jeune afro-américain dont le seul langage est celui des pulsions
animales : la faim, le sexe, la lutte et la violence à l’état pur. Un
livre écrit dans une sous-langue qui va à l’opposé des théories alambiquées
dont Theolonious est le spécialiste. Et, parce qu’il ne peut assumer la
paternité de cet ouvrage, il signe ce roman sous un pseudonyme d’un auteur
fictif ex-taulard et gros dur.
Contre toute attente, ce roman est
immédiatement accepté, les droits acquis pour des montants astronomiques sans
compter ceux des droits d’adaptation cinématographique. Monk, alias
Theolonious, alias Stagg Leigh, va devoir alors emprunter la personnalité d’un
être inexistant, se fondre dans la peau de l’ennemi, renier ce qu’il a fait ce
qu’il est car il ne peut pas se priver de cette manne financière.
La performance de l’ouvrage est multiple. Elle
réside tout d’abord dans l’incroyable maîtrise dont fait preuve Everett en nous
livrant des textes qui coexistent et se nourrissent les uns des autres de trois
niveaux de langage. Le roman démarre en multipliant les concepts linguistiques
et se situe volontairement à un niveau quasi inintelligible pour bien marquer
le fossé qui sépare Theolonious de la réalité mais aussi le plaisir qu’il prend
à retourner les concepts contre les universitaires qui ne l’ont jamais vraiment
toléré parmi eux fondamentalement du fait de sa couleur de peau.
Puis, le corps du roman, celui qui décrit
« Monk », celui qu’il est devenu grâce à l’amour d’un père juste et
un peu inaccessible et secret s’inscrit lui dans une trame narrative qui fait
d’incessants aller-retours entre l’enfance et l’âge adulte, celui du rêve et la
dure confrontation de la réalité d’une mère qu’un Alzheimer a frappé, d’une
sœur adorée assassinée, d’un frère aîné qui s’enferme dans une paranoïa
définitive, de sa propre incapacité à savoir aimer et se faire aimer.
Enfin, un tiers du roman est consacré à la
lecture du roman réaliste afro-américain. Or, il ne s’agit pas d’une sous-œuvre
mais bien d’un livre dans le livre qui force l’admiration par sa brutalité et
son style en décalage total avec les deux autres niveaux.
De là découle un jeu littéraire permanent
entre ces trois niveaux, ces trois sous-personnages tous constitutifs de celui
qui est devenu Theolonious, l’écrivain pointu, Monk le petit noir craintif et
replié sur lui-même et Stagg le gros dur qui fait trembler les petits blancs.
En outre, de très courtes scénettes faisant
appel à des personnages historiques engageant un court dialogue onirique,
s’intercalent entre ces divers niveaux et donnent à éclairer le passé ou
l’avenir de l’auteur.
Bien sûr ce tripode, parce qu’il est aux
antipodes de ce que Theolonious est, finira par éclater et Everett se régalera
à faire voler en éclats le petit monde feutré des lettres et des prix
littéraires.
Il en résulte un livre d’une extrême finesse,
en tous points remarquables.
Publié aux Editions Actes Sud – 366 pages