1.9.12

Effacement – Percival Everett



Quelle attitude prendre quand, en tant qu’écrivain, on s’est commis à écrire une fiction qu’en tous points on abhorre ? C’est à cette question complexe que Percival Everett s’attelle avec une maestria remarquable dans un livre aux multiples niveaux de construction et de lecture.

Theolonious Monk Ellison est un écrivain noir issu de la classe moyenne supérieure afro-américaine. Par bien des côtés (le métier choisi, le prénom inhabituel, la spécialisation dans la linguistique et l’analyse littéraire contemporaine et bien sûr la race), « Monk » est sans doute une auto-projection de l’auteur lui-même.

Monk est un écrivain exigeant, spécialiste de Barthe, Foucault et d’une façon générale des artistes qui ont constitué l’avant-garde des années soixante-dix. C’est aussi un écrivain frustré de n’avoir jamais été reconnu pour ses nombreuses œuvres trop pointues et qui, souvent, puisent leur inspiration dans l’antiquité pour remettre en scène des philosophes qui débattent avec passion de thèmes actuels.
Monk vit seul et s’évade en pêchant la truite en ruisseau et en travaillant le bois. Parce que sa mère, veuve, devient peu à peu sénile, que son frère aîné vit un divorce houleux après avoir révélé son homosexualité à son épouse et à ses enfants et que sa sœur, médecin, se fait brutalement assassiner par des ultra anti-avortements, Monk va devoir du jour au lendemain assumer seul la charge physique et financière d’une famille incapable de s’en sortir par elle-même.

Pressé par l’urgence financière, acculé par son agent à sortir un livre qui le rapproche enfin d’un lectorat plus large à l’instar d’un roman moins abscons publié à ses débuts et qui lui avait valu un certain succès, Monk décide par dérision et par colère de rédiger un roman dans la veine du best-seller du moment. Un roman réaliste, écrit dans la langue des ghettos noirs, à la violence aveugle, nul littérairement.
Comme ce modèle qui représente tout ce qu’il déteste au plus haut point, le livre de Theolonious, de pure fiction, met en scène un jeune afro-américain dont le seul langage est celui des pulsions animales : la faim, le sexe, la lutte et la violence à l’état pur. Un livre écrit dans une sous-langue qui va à l’opposé des théories alambiquées dont Theolonious est le spécialiste. Et, parce qu’il ne peut assumer la paternité de cet ouvrage, il signe ce roman sous un pseudonyme d’un auteur fictif ex-taulard et gros dur.

Contre toute attente, ce roman est immédiatement accepté, les droits acquis pour des montants astronomiques sans compter ceux des droits d’adaptation cinématographique. Monk, alias Theolonious, alias Stagg Leigh, va devoir alors emprunter la personnalité d’un être inexistant, se fondre dans la peau de l’ennemi, renier ce qu’il a fait ce qu’il est car il ne peut pas se priver de cette manne financière.
La performance de l’ouvrage est multiple. Elle réside tout d’abord dans l’incroyable maîtrise dont fait preuve Everett en nous livrant des textes qui coexistent et se nourrissent les uns des autres de trois niveaux de langage. Le roman démarre en multipliant les concepts linguistiques et se situe volontairement à un niveau quasi inintelligible pour bien marquer le fossé qui sépare Theolonious de la réalité mais aussi le plaisir qu’il prend à retourner les concepts contre les universitaires qui ne l’ont jamais vraiment toléré parmi eux fondamentalement du fait de sa couleur de peau.

Puis, le corps du roman, celui qui décrit « Monk », celui qu’il est devenu grâce à l’amour d’un père juste et un peu inaccessible et secret s’inscrit lui dans une trame narrative qui fait d’incessants aller-retours entre l’enfance et l’âge adulte, celui du rêve et la dure confrontation de la réalité d’une mère qu’un Alzheimer a frappé, d’une sœur adorée assassinée, d’un frère aîné qui s’enferme dans une paranoïa définitive, de sa propre incapacité à savoir aimer et se faire aimer.

Enfin, un tiers du roman est consacré à la lecture du roman réaliste afro-américain. Or, il ne s’agit pas d’une sous-œuvre mais bien d’un livre dans le livre qui force l’admiration par sa brutalité et son style en décalage total avec les deux autres niveaux.

De là découle un jeu littéraire permanent entre ces trois niveaux, ces trois sous-personnages tous constitutifs de celui qui est devenu Theolonious, l’écrivain pointu, Monk le petit noir craintif et replié sur lui-même et Stagg le gros dur qui fait trembler les petits blancs.

En outre, de très courtes scénettes faisant appel à des personnages historiques engageant un court dialogue onirique, s’intercalent entre ces divers niveaux et donnent à éclairer le passé ou l’avenir de l’auteur.

Bien sûr ce tripode, parce qu’il est aux antipodes de ce que Theolonious est, finira par éclater et Everett se régalera à faire voler en éclats le petit monde feutré des lettres et des prix littéraires.

Il en résulte un livre d’une extrême finesse, en tous points remarquables.

Publié aux Editions Actes Sud – 366 pages