6.2.13


Jean-Michel Guenassia s’était fait connaître avec le « Club des Incorrigibles » récompensé du Prix Goncourt des lycéens en 2009. Comme il l’explique dans une interview disponible sur YouTube, il a longtemps cherché à donner une suite à ce roman y renonçant finalement devant la difficulté à faire revivre ses personnages dans un nouveau contexte. C’est alors que l’idée lui est venue de concevoir un nouveau personnage qui va devenir le point central de son nouveau roman « La vie rêvée d’Ernesto G. ».

Ce sera, Joseph Kaplan, qui traversera le siècle. Né en 1910 à Prague, il fête son centième anniversaire un siècle plus tard, ultime témoin d’une vie qui aura vu les pires abominations de l’histoire humaine, le vingtième siècle n’ayant pas été avare d’horreurs sans précédent. Comme le Josef K. du Château de Kafka auquel il est fait un explicite clin d’œil, il aura été le jouet de l’Histoire, pris dans le tourment des guerres et des révolutions qui ont balayé cent années d’une existence peu banale.
Joseph Kaplan est un homme profondément attachant parce que viscéralement fidèle en amitié comme en amour, dévoué et capable de se livrer corps et âme à des projets susceptibles de changer le monde sans chercher à en tirer le moindre profit personnel. C’est ce qui en fait la force mais aussi la limite quand autour de lui les trahisons, les revirements, la paranoïa sous toutes ses formes se mettent à frapper aussi aveuglement que férocement.

Cet amoureux de Gardel dont il possède tous les disques aurait pu avoir une vie facile. Bel homme, danseur exceptionnel, il collectionnait les conquêtes féminines pendant ses études de médecine commencées à Prague et poursuivie à Paris. Repéré pour son intelligence et ses travaux, il sera embauché par l’Institut Pasteur et envoyé à Alger pour y travailler sur la mise au point de vaccins propres à combattre les virus qui déciment cheptels et hommes.

Avec la seconde guerre et les rafles de juifs qui s’abattent sur l’Algérie, il lui faudra fuir dans le bled, y survivre trois ans avant que de décider, la guerre à peine achevée, de retourner en Tchécoslovaquie avec la femme de sa vie, Christine, autour de laquelle se structurent les deux-tiers du roman. Il y trouvera un pays ravagé par la guerre et emporté par l’utopie communiste. Il y passera la fin de ses jours et y connaîtra la gloire comme la peine la plus extrême.
Alors qu’il aurait pu fuir au moment où les frontières se sont ouvertes pour trois mois, lors du printemps de Prague, il restera sur place pour protéger sa fille Héléna, point d’ancrage du dernier tiers du roman. Devenu responsable d’un sanatorium perdu loin de tout, il recevra alors, sur ordre de la terrible police secrète, un malade urugayen, Ernesto G., ravagé par la tuberculose, le paludisme et la dysenterie. Un homme au passé glorieux que nous découvrirons avec lui, personnage historique dont on découvre ici une page de sa vie méconnue même si elle fait l’objet d’ici d’une version romancée. C’est avec cet épisode que sa vie basculera définitivement. Envolées les dernières illusions, il ne restera plus du communisme qu’un régime froid, manipulateur, profondément destructeur pour lequel les vies ne comptent pas sauf à faire avancer une cause devenue folle, dogmatique et sans but. Un régime qui finira par s’écrouler de lui-même non sans avoir détruit autour de Joseph bien des destins, bien des histoires, bien des êtres.

L’auteur, à travers cette longue fresque romanesque, nous rappelle que le siècle passé fut un long siècle plein de désenchantement où beaucoup devinrent martyrs et peu des héros malgré eux. Il n’est pas certain que le vingt-et-unième siècle fasse mieux…
Un beau livre qui se lit avec intérêt sans toutefois susciter de la passion.

Publié aux Editions Albin Michel – 2012 - 535 pages