Jeffrey Eugenides n’est pas du genre à envahir régulièrement
les tables des libraires. Trois romans seulement en trente ans, mais trois
immenses succès et trois chefs-d’œuvre tous extrêmement différents.
Après « Virgin
Suicides » qui explorait les pulsions adolescentes, puis « Middlesex » qui abordait
avec virtuosité la question du genre sexué et tous les désordres que peuvent
enclencher la découverte pour une jeune fille élevée comme telle depuis
toujours qu’elle est en fait un garçon, sexuellement et génétiquement parlant, « Le roman du mariage »
revisite le roman d’initiation.
Jeffery Eugenides enseigne la littérature à Princeton. Il
voue à cet art une passion totale construite sur une compréhension intime et
une culture gargantuesque. Cet amour de la chose littéraire est au centre de
son roman à la fois délicat et difficile. Un roman qui n’hésite pas à attirer
nos regards du côté de Derida ou de Barthes et qui fait plus que flirter,
régulièrement, avec une exégèse des grands auteurs classiques ou
révisitionnistes. A ce titre, « Le roman du mariage » pourra
probablement dérouter certains lecteurs tant l’érudition est ici une question
centrale, tant les références littéraires récentes ou non y sont permanentes
car le roman d’Eugenides se veut aussi comme un miroir déformant, projeté dans notre
siècle, des grands romans du mariage écrit par Henry James ou Jane Austen.
Tout repose sur une intrigue des plus simples. Sur le campus
de l’université de Brown (que connaît bien l’auteur pour y avoir lui-même fait
ses études), trois étudiants se tournent autour. Madeleine, étudiante brillante
en littérature victorienne, aime Leonard, un biologiste surdoué terriblement
maniaco-dépressif, tandis que Mitchell aime Madeleine, se languit et attend son
heure, se réfugiant dans d’arides études théologiques qui le mèneront vers un
long périple à travers l’Europe et l’Inde à la recherche de lui-même et d’une
quête spirituelle sans réponse.
De ce triangle amoureux, Eugenides tisse un fin réseau qui
explore tous les sentiments amoureux, tous les états qu’ils peuvent engendrer.
Certes, nous ne sommes plus au temps de l’amour bourgeois, conventionnel et
guindé de la littérature victorienne mais à celui d’une Amérique Reaganienne,
encore sûre de sa puissance, aveugle aux forces qui se mettent en place pour la
faire descendre de son piédestal. De ce fait, un campus universitaire
reaganien, avant d’être un lieu d’études, est un lieu de fêtes et de débauches,
une sorte de passage initiatique entre l’adolescence et les responsabilités qui
incombent aux adultes.
Tout cela, Eugenides le met formidablement en perspective,
l’actionne comme une infinitude de poupées russes enfantées par des siècles de
littérature romanesque ou philosophique qui n’ont cessé de réfléchir au sens de
l’amour et aux risques parfois pervers du mariage.
Il y a comme une provocation de la part de l’auteur à
explorer une convention qui tend à exploser. Mais une provocation pleine de
finesse, de profondeur, de réflexion mûrie lentement, le temps d’une gestation
décennale.
Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 553 pages